Mon père avait coutume de dire qu’un chirurgien peut se raser le visage à l’eau froide. Maintenant que je suis sur le point de devenir professionnelle, je réalise que j’ai fermé les yeux pendant des années sur ma propre souffrance. Je travaillais toute la nuit, je sautais des repas, je me penchais inconfortablement jusqu’à en avoir des spasmes douloureux au dos; puis je buvais un espresso, j’appliquais mon rouge à lèvres et j’allais bruncher. J’ai accepté de plein gré ce vieux pacte hiérarchique un peu fou, lequel persiste malgré les campagnes de la société moderne en faveur de l’égalité, du bien-être et de l’équilibre. J’ai glorifié la vocation de médecin.
De jeunes étudiants en médecine, cherchant à dompter leur propre volonté, me consultent pour savoir quoi faire, où aller et quoi manger. Ils sont si désireux de plaire, à défaut de quoi on les juge sévèrement: pour qui se prennent-ils, à demander une journée de congé? Les médecins n’ont pas le temps d’être malades. Ils n’ont pas le temps d’étudier pour un examen.
Je suis sur le point de quitter ce système dans lequel on me disait constamment quoi faire, où aller et quand manger. Durant les huit dernières années, tout était toujours noir ou blanc. Mais je m’en vais où exactement? Je me sens perdue.
La vérité, c’est que la vie est un camaïeu de gris.
À la faculté de médecine, j’ai appris consciencieusement l’anatomie et la physiologie dans les manuels. Pendant ma résidence, j’ai mémorisé chaque recommandation de chaque guide et je les ai régurgitées dans des examens à choix multiples. Mais lorsqu’une patiente préfère ne pas suivre le traitement hormonal que je prescris en tant que gynécologue, que puis-je lui proposer d’autre? Cette possibilité ne figurait pas dans mon examen clinique objectif structuré. Maintes et maintes fois, j’ai constaté que les patients ne se casent pas facilement dans un moule défini, qu’ils échappent à nos règles et définitions et que nous devons adapter les soins en conséquence. La vie, la maladie, le bien-être, le corps humain — tous sont régis par des forces que nous nous efforçons de connaître, mais que nous ne comprendrons jamais vraiment. Pourquoi une personne se rétablit-elle alors qu’une autre meurt?
On nous apprend à pratiquer notre métier, à perfectionner nos compétences, à affûter nos armes, mais en réalité, cela ne suffit pas. Les patients ne sont pas un examen à choix multiples, et il n’y a pas une seule bonne réponse.
Dans la pratique, mes patients m’ont appris à marquer une pause et à comprendre leur point de vue, à manifester de l’empathie et à poser davantage de questions.
La médecine est un art, pas une science. Nous ne pouvons pas circonscrire toutes les souffrances humaines dans les limites de la médecine factuelle. Il subsiste encore de nombreuses lacunes. Nous, médecins, sommes des artisans qui concevons des solutions aux problèmes sur la base de notre compréhension limitée de l’anatomie et de la physiologie. Mais nous devons laisser les besoins de nos patients nous guider.
Nous ne pouvons dissocier la vie et la guérison. On nous apprend à penser que nous avons la solution à tout; nous nous concentrons sur ce que nous savons et sur ce qui a déjà fait ses preuves. Nous nous moquons des autres professions, de celles qui ne sont pas fondées sur des données probantes. Nous ignorons la médecine qui existe depuis des siècles dans d’autres parties du monde, allant jusqu’à nous montrer sceptiques lorsque nos patients nous font part de leurs convictions. C’est peut-être cette déconnexion qui limite notre capacité à prendre soin de nousmêmes, ainsi que notre tendance à nous enorgueillir des longues heures, de la douleur physique et de l’épuisement mental qui nous accablent tous.
À l’aube de ma vie de professionnelle, où je serai appelée à soigner mes patients dans un monde en changement (ou dans un monde qui n’a peut-être jamais changé), je me rends compte que je devrai aussi prendre soin de moi. Peutêtre qu’en prenant mieux soin de nousmêmes, en nous éloignant du modèle de formation centré sur les services et l’éducation, et où les besoins personnels passent en dernier, nous pourrons mieux soigner nos patients.
La grisaille m’enveloppe tel un brouillard. À quoi ressemblera mon monde quand la poussière sera retombée? Je constate que le système présente des failles, tout comme moi-même. On m’a entraînée à être une soldate, je vois maintenant que je dois être une artiste. Il paraît que les artistes ont une âme sensible; je parie qu’ils se rasent à l’eau chaude, avec de la mousse.
Footnotes
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