Personne ne s’imagine un jour avoir un cancer, jusqu’à ce que ce jour arrive. J’entame aujourd’hui le huitième de mes dix cycles de chimiothérapie (2.0) pour un cancer de la prostate métastatique. Près de quatre ans se sont écoulés depuis mon premier cycle1, et je réapprends à encaisser la chimio, tant du point de vue pratique (douleur physique) qu’ontologique (douleur émotionnelle), car je ne me reconnais plus. Je refais cet apprentissage après avoir passé ma vie à essayer sérieusement de rester stoïque face aux drames et à éviter délibérément les facteurs potentiellement déstabilisants, un phénomène que Heidegger nomme « l’être-jeté2 ». Alors que je lutte contre le cancer, je suis ouvert aux nouvelles évolutions et possibilités, sans chercher à fuir ou à nier la réalité de ma situation. Même si j’ai le choix, je choisis la chimiothérapie. Je cherche à revenir à la normale parce que ce sentiment d’être-jeté est source d’anxiété. L’anxiété, contrairement à la peur, n’a pas d’objet, et est considérée comme une sorte de maladie émotionnelle qui s’ajoute à la pathologie physique du cancer. Je dois lui faire face et bien communiquer avec mon équipe de soins de santé. J’espère un jour retrouver une vie enrichissante, qui me ressemble.
La chimio 1.0 m’a donné l’impression d’être précipité du haut d’une falaise. Elle m’a forcé à apprendre à naviguer au gré de mes expériences, à me forger des ailes tout en plongeant droit sur terre. La question qui se pose aujourd’hui face à la chimio 2.0, c’est de savoir comment faire pour m’adapter à nouveau.
Pendant mes traitements contre le cancer, mes nouvelles réflexions sont guidées par le pari herméneutique de Richard Kearney3. Je préfère ce pari aux métaphores traditionnelles du cancer, qui impliquent un paradigme gagnantperdant et le carnage associé à la guerre, aux éclats d’obus et aux corps démembrés et méconnaissables. Ce pari ne signifie pas que je ne tiens pas tête au cancer et que je ne l’affronte pas avec force et détermination. Il offre plutôt une participation digne : toutes les cartes du cancer et des traitements sont distribuées à la personne atteinte, à son équipe de soins et à sa famille. C’est un jeu collectif. Le pari est respectueux et aborde les risques encourus, tout en tenant compte du fait que les résultats sont des événements imprévisibles.
J’ai adapté ce pari pour apprendre à vivre avec le cancer et les traitements. Pour moi, il comporte cinq pistes de réflexion : la vision, l’humilité, l’engagement, le discernement et l’hospitalité. Grâce à elles, je suis en mesure de faire face à l’incertitude qui accompagne souvent ce diagnostic.
Pour commencer, la vision d’un résultat futur peut être négative ou positive. Après la chimio 1.0, je voyais l’avenir d’un œil optimiste parce qu’elle avait fait ce qu’elle était censée faire : non pas débarrasser mon corps du cancer, mais le rendre supportable pour que je puisse à nouveau bien vivre ma vie. L’imprévisibilité du pari a prouvé le contraire, car mon cancer est réapparu. De nouvelles visions de futurs potentiels sont alors apparues. La chimio 2.0 ne fonctionnera peut-être pas, et le cancer pourrait remporter le pari. Peut-être aussi que le pari penchera en ma faveur, avec un résultat plus ou moins désirable. Ou bien le pari se terminera par une égalité : rien ne changera, et les soins de fin de vie relèveront de l’inimaginable.
La piste de réflexion suivante se rapporte à l’humilité, laquelle naît de la nécessité d’utiliser mon imagination pour déterminer ce dont j’ai besoin audelà des traitements biomédicaux. L’une des choses que je découvre alors, c’est le rôle essentiel de l’humour dans le soulagement de la douleur. Je peux affirmer sans hésitation que l’humour est un remède. Quand on ne peut pas guérir une personne du cancer, on peut la soigner en apaisant sa souffrance.
Ensuite, l’engagement pris dans le cadre du pari du cancer nous protège de l’indécision ou du déni, et garantit l’expérience existentielle. Mon acte de foi m’amène à m’engager pleinement en reconnaissant que mon équipe de soins fait tout son possible pour m’aider à vivre avec la maladie et à la surmonter. Un tel soutien inspire l’espoir et me donne confiance en ceux qui m’entourent pendant que je me forge des ailes en tombant de la falaise du cancer. Je ne suis pas seul. J’ai accès à de multiples formes d’aide et de soutien. Cet accompagnement m’aide grandement à surmonter mes craintes et mes doutes concernant les traitements. Je suis en mesure d’aborder la chimio 2.0 en sachant ce que seront les effets indésirables, avec un peu d’appréhension, d’empathie pour moimême et d’espoir.
Le discernement, quant à lui, ajuste la vision en me rappelant que je n’ai pas toutes les possibilités (par exemple, une cure) et modère l’engagement, car il me rappelle que les résultats imprévisibles de certains paris surviennent d’une manière que je ne peux pas anticiper.
Enfin, l’hospitalité tempère le discernement pour faire en sorte que je reste aussi aimant que possible envers moimême et les autres. Cette réflexion empêche la peur et l’anxiété de devenir les moteurs de mon acte de foi. L’hospitalité ouvre une brèche dans notre tendance naturelle à craindre et à exclure l’incompréhensible, en l’occurrence les résultats possibles du cancer. Elle signifie également que je dois être ouvert à tout ce qui se présente à moi : les bonnes choses, les déceptions, et l’attente nerveuse des nouvelles sur l’évolution de mon cancer. Tout en veillant à ne pas m’éloigner de ma capacité à compatir à ma souffrance, l’hospitalité m’aidera à accepter ma mort avec grâce et sérénité si mon pari a tout simplement fait son temps. Mes cartes métaphoriques auront été jouées avec adresse, maîtrise et détermination, et si je dois coucher ma main, c’est parce que la mort est tout aussi naturelle pour l’être humain que la naissance.
Les réflexions et les remises en question doivent être accueillies favorablement dans le cadre de ce processus. Elles peuvent être source d’anxiété, mais si nous les accueillons toutes comme prévu, leur fardeau peut s’atténuer ou leur caractère brut, se dissiper. Ensemble, les cinq pistes de réflexion se soutiennent et se définissent mutuellement. Elles sont ouvertes plutôt que fermées, humbles plutôt que conquérantes, imaginatives plutôt que sobres, engagées plutôt que passives, et exploratoires plutôt que bornées.
Dans le calme de l’attente des prochains examens d’imagerie, je réfléchis à la suite des choses. Je suis anxieux, nerveux et épuisé, mais je suis prêt à me lancer à nouveau et à continuer de parier sur les résultats. Ce pari métaphorique peut être joyeux et exubérant par moments, mais je sais aussi, étant réaliste, qu’il peut très bien jouer en ma défaveur. Dans ce contexte, cependant, je ne serai jamais le perdant d’une bataille, mais bien celui qui prend des risques et qui a la foi. C’est l’incertitude même du pari tel qu’il se déroule, encore et peut-être encore, qui fait naître l’espoir.
Footnotes
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