Depuis le couloir très éclairé de la clinique partagée, j’entre dans la salle d’examen où se trouve Vince, un homme de 50 ans qui a reçu un traitement multimodal pour un cancer de l’estomac. Il m’accueille avec un sourire chaleureux que je devine à ses yeux pétillants, la bouche étant couverte d’un masque. Lorsque je l’ai opéré, il y a cinq ans, sa pathologie chirurgicale présentait des caractéristiques à risque élevé mais, heureusement, il n’a eu aucune récidive de la maladie.
J’avais hâte de voir Vince en personne. J’accompagne les patients dans les hauts et les bas de la chirurgie, du traitement d’appoint et de la surveillance, en découvrant leurs champs d’intérêt, leurs particularités, leurs espoirs ou leurs craintes, et en apprenant à connaître les membres de leur famille. Nous parlons de leurs enfants et de leurs petits-enfants, de leurs séjours au chalet, des aliments qui leur causent des problèmes, de leurs habitudes intestinales, de la mort de l’animal de compagnie de la famille, des rénovations de la maison et des projets de retraite. C’était le genre de choses dont j’avais parlé avec Vince aussi. Lorsque la période de surveillance touche à sa fin, je me demande toujours un peu: comment dire au revoir?
À la dernière visite de surveillance, le ton est habituellement plus léger: nous parlons de la famille et des projets d’avenir. « Ma fille s’apprête à entrer à l’université — je suis si heureux de pouvoir assister à ça! » Quelques questions générales sur les symptômes, l’alimentation, les intestins, les douleurs, le poids ou le degré d’énergie. Pas d’inquiétude? On procède à un court examen physique, à un test d’imagerie et à une analyse sanguine. « Tout a l’air de bien aller, Vince, aucun signe de récidive. » Et après?
Il me dit d’un ton blagueur qu’il espère ne jamais me revoir, car ce serait de mauvais augure. Et puis, les mots de gratitude: « Merci pour tout ce que vous avez fait. »
« Merci, Vince! Ce fut un plaisir et je me réjouis que vous vous soyez si bien rétabli. À la prochaine … » Un silence gênant s’ensuit.
À la prochaine?
« Bonne chance! »? « Ravie de vous avoir rencontré »? « Bonne continuation! »? « Meilleurs vœux! »? « À bientôt! »? Aucune de ces formules ne semble convenir. Je n’ai toujours pas trouvé LA formule.
Puis vient la récidive. Six mois après cet au revoir maladroit, un médecin d’un autre hôpital m’appelle pour me dire que Vince a été admis pour de fortes douleurs abdominales et une satiété précoce. Il me demande de regarder l’imagerie. C’est loin d’être clair. J’organise immédiatement le transfert vers l’hôpital.
J’essaie de cacher mon inquiétude lorsque je le vois. Il me semble plus maigre que la dernière fois que je l’ai vu et il a le teint jaunâtre. Dans ses yeux, on voit qu’il a des questions et qu’il a peur. « Bonjour, Vince! Qu’est-ce qui arrive? » Il m’annonce que la douleur est revenue. Nous savons tous les deux ce que l’autre pense. J’examine l’abdomen distendu. Est-ce un signe du flot?
Nous procédons à une laparoscopie diagnostique et constatons la présence de nombreux nodules péritonéaux et d’ascite. J’effectue des biopsies, mais je sais ce que c’est. Mon cœur se serre. Comment trouver les mots pour le lui dire?
J’ai une nouvelle dévastatrice à annoncer à Vince et à sa femme après l’opération. Les patients le savent généralement quand quelque chose ne va pas. Sa femme reste silencieuse. Assise à son chevet, elle lui tient la main, le regard fixé au sol. À quoi pense-t-elle? Je prends l’autre main de Vince. « C’est incurable. » Je marque une pause qui me paraît longue. Par la fenêtre, je vois une ambulance passer à toute vitesse en direction de l’urgence, les gyrophares allumés, transportant une autre personne dont la vie vient d’être bouleversée par une maladie ou un accident. « Je vous suggère de faire appel au service des soins palliatifs pour soulager votre douleur; vous pourrez rentrer chez vous. Je ne peux pas vous proposer de chirurgie, mais je peux demander une consultation en oncologie médicale pour voir s’il existe d’autres avenues de chimiothérapie. »
Vince rentre chez lui deux jours plus tard, après avoir consulté un spécialiste en soins palliatifs et un oncologue médical. Sa douleur était mieux soulagée, et il avait décidé de renoncer à la chimiothérapie. Je connais bien la suite: certains patients choisissent de suivre un traitement palliatif; d’autres, non.
Le matin de son congé, il fait un temps radieux. Il est assis près de la fenêtre. Sa femme n’est pas encore arrivée. « Vous êtes prêt à partir? », lui ai-je demandé, en tentant de deviner l’émotion sur son visage.
« Je vais passer du temps avec ma famille. Quand je me sentirai mieux, je pense que je vais rentrer à la maison avec les enfants pour dire au revoir à tout le monde. Je sais que je ne vous reverrai pas, mais je veux vous dire merci. »
« Vince, je veux vous reparler. Si nous ne pouvons pas nous voir en personne, nous nous parlerons au téléphone. » Je ne suis pas prête à lui dire au revoir. Les émotions se bousculent en moi, alors que je prends toute la mesure de l’injustice et de l’aspect définitif de la situation. Tous ces traitements pour que les choses finissent ainsi? Nous discutons deux semaines plus tard, ses symptômes ont continué à progresser: perte d’appétit, perte de poids, douleur, fatigue, constipation. L’équipe de soins palliatifs modifie ses médicaments en conséquence. « Reparlons-nous dans quelques semaines … »
Je sais que la fin est proche lorsque je vois dans le dossier médical électronique qu’un patient ne s’est pas présenté à ses rendez-vous. Est-ce à cause d’un problème de voiture ou est-ce que Vince est en train de mourir? Je décide de l’appeler.
« Bonjour! Comment va Vince? Je sais que c’est difficile … » Je marque une pause. J’entends quelqu’un pleurer doucement.
« Vince veut vous parler. Je vais approcher le téléphone de son oreille. » J’entends le froissement des couvertures et un bruit de mouvement. Une voix fatiguée me répond: « Bonjour! » Il a la bouche sèche, sa voix est basse et faible.
« Bonjour, Vince! » Je me racle la gorge et je fais de mon mieux pour avoir l’air un peu enjouée.
« Votre appel me fait plaisir. Je n’en ai plus pour longtemps. Ma famille est ici, nous sommes ensemble. » Parler semble pénible.
« Vince, je suis désolée que nous n’ayons pas pu faire plus. » Je choisis mes mots avec soin, en tentant de défaire le nœud que j’ai dans la gorge.
« Vous avez fait tout ce que vous pouviez. Je veux vous dire au revoir et merci. » Les mots sont authentiques et profondément touchants. Sa voix s’éteint. J’entends sa femme pleurer tout près.
« Au revoir, Vince! Je penserai à vous et à votre famille. Prenez soin de vous et … » ma voix se brise. Et quoi? Souvenir furtif de la première fois que je lui ai dit au revoir. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus dur.
Une carrière médicale est ponctuée d’au revoir. Certains sont heureux et pleins d’espoir, et d’autres sont bouleversants. Il n’est pas facile de dire au revoir, tant aux personnes qui s’en sont tirées qu’aux autres. Autant je fais partie de la vie d’un patient, autant lui et sa famille font partie de la mienne. J’ai déjà dit deux fois « Au revoir! » à Vince, mais de nombreux autres sont à venir avec d’autres patients: certains continueront d’avancer dans la vie, d’autres s’engageront dans un chemin inconnu où personne ne peut les accompagner. Après de nombreux au revoir, j’accepte maintenant la présence des émotions: elles m’aident, ainsi que mes patients, à donner à ce moment toute la valeur qu’il mérite.
Footnotes
Cet article a été révisé par des pairs.
Tous les personnages de ce texte sont fictifs. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, est purement fortuite.
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