Pourquoi une guirlande de fleurs de soucis d’un jaune éclatant se trouvait-elle dans le tomodensi tomètre?
Une heure plutôt, en sueur et les vêtements froissés après un long trajet sinueux et cahoteux en taxi, j’étais arrivé devant l’entrée de l’hôpital sir Jamsetjee Jeejebhoy (Hôpital JJ) de Mumbai. Comme je me tenais à l’entrée, épongeant la sueur qui coulait de mon front et redressant mon col, j’ai levé mon regard rempli d’excitation vers la tour centrale de la façade de l’hôpital. J’étais sur le point d’entrer dans l’établissement où mon grand-père avait travaillé presque un siècle auparavant.
Mon grand-père paternel, Robert, était né en Inde en 1885, avait obtenu son diplôme du Collège Grant Medical de Mumbai et avait occupé différents postes en Inde avant de prendre sa retraite en Angleterre après la Deuxième Guerre mondiale. Je me rappelle sa présence imposante et distinguée, toujours vêtu d’un habit élégant. Il tirait une cigarette d’un étui en argent, en tapotait le bout comme pour demander notre attention, l’allumait puis nous racontait des anecdotes de sa vie en Inde, des décennies plus tôt. Alors qu’il parlait de mangues et de chasses au tigre, il hochait de la tête et ses doux yeux bruns s’agrandissaient sous l’effet du souvenir de l’excitation vécue.
Je regrette de ne pas lui avoir posé plus de questions sur sa vie. Mes connaissances se limitaient à 2 dossiers en lambeaux, couvrant principalement son service militaire comme médecin en Birmanie pendant la Deuxième Guerre mondiale. Un jour, comme je feuilletais ses dossiers, un fragment de papier bleu décoloré s’en est échappé. Il s’agissait d’un bref témoignage dactylographié de son expertise à la direction du service de radiologie de l’Hôpital JJ de Mumbai, l’un des plus anciens hôpitaux de médecine occidentale de l’Inde. J’avais passé ma propre carrière médicale à travailler avec le rayonnement électromagnétique et j’étais ravi de découvrir cette connexion entre nous. Je me suis réprimandé à nouveau de ne pas lui avoir posé davantage de questions de son vivant.
À l’automne 2018, j’ai entrepris, en Inde, un pèlerinage longuement attendu pour marcher dans les pas de mon grand-père. Ce captivant fragment de papier m’a obligé à m’arrêter à l’Hôpital JJ, où j’ai reçu une chaleureuse invitation à visiter l’établissement. Après avoir laissé le taxi à l’entrée, j’ai à peine eu le temps de m’essuyer et de défroisser mon complet avant qu’un comité d’accueil composé de membres du personnel et d’étudiants souriants m’amène au bureau du doyen et qu’on m’offre un bouquet et un châle; un symbole de respect. Leur accueil enthousiaste m’a immédiatement mis en confiance. L’actuelle chef du service de radiologie, la Dre Shilpa Domkundwar — « ma’am » pour son personnel — enveloppée dans un magnifique sari vert émeraude bordé de pourpre, m’a fait visiter son service. Alors qu’elle me guidait le long des corridors, remplis de files de patients attendant leurs examens d’imagerie, elle semblait réellement intriguée par mon intérêt et le lien que je constituais entre le passé et le présent.
En faisant le tour du service de radiologie, j’examinais ce qui m’entourait à la recherche de signes de la présence de mon grand-père. Dans un coin d’une salle de classe, j’ai repéré une armoire remplie d’une panoplie d’objets abandonnés provenant d’une époque ancienne de la radiologie: de vieux tubes à rayons X poussiéreux, des compteurs et des gadgets semblables avec lesquels je n’étais pas familier. À travers la porte vitrée, j’ai vu un vieux dispositif portatif en forme de mégaphone. En me basant sur mes recherches en histoire de la radiologie, j’ai reconnu un fluoroscope, un dispositif utilisé par les médecins pour observer l’intérieur du corps des patients bien avant l’invention du tomodensitomètre ou de l’appareil d’imagerie par résonance magnétique. En raison de son âge, j’ai supposé qu’il avait déjà été utilisé par mon grand-père. Je l’imaginais le tenir contre la poitrine d’un patient, observant avec émerveillement et curiosité un cœur battant de façon irrégulière ou des poumons se déployant de manière inadéquate.
Notre dernier arrêt était le tomodensitomètre qui, à première vue, ressemblait à tous ceux que j’avais vus auparavant. Une salle de contrôle avec une rangée d’écrans surplombant un tomodensitomètre massif en forme de beigne à travers une baie vitrée.
Mon regard a immédiatement été attiré par une guirlande de fleurs de soucis aux couleurs vives déposée sur le comptoir de la salle de contrôle, un plateau contenant un ensemble de petits pots dont un était rempli de riz. L’air embaumait le jasmin qui s’entremêlait avec les fleurs jaunes. Mon hôtesse a pointé ces objets du doigt d’un geste invitant.
Je me suis approché en hésitant. Elle a refait son geste d’invitation. J’étais déconcerté. Qu’étais-je censé faire? Étaitce une forme de décoration? Le groupe d’étudiants s’est penché vers l’avant, tous les regards rivés sur moi. Mon front, asséché tout récemment par l’air climatisé du bâtiment, s’était soudainement couvert de gouttes de sueur.
Sentant mon malaise, mon guide a pris la guirlande et me l’a remise, m’indiquant que je devrais la placer sur l’un des écrans d’ordinateur. J’ai procédé, mais pour compenser mon malaise, je l’ai déposée de façon aussi solennelle que s’il s’agissait de déposer une couronne au pied d’un cénotaphe. La face grise et empreinte de gravité de l’écran portait soudainement un collier de rayons de soleil.
Elle a ensuite attiré mon attention sur le pot de riz et m’a invité à en saupoudrer quelques grains sur le comptoir sous l’écran. Finalement, elle a doucement, mais fermement, pris ma main droite, trempé mon quatrième doigt dans un pot de pâte rouge et l’a guidé vers le cadre de l’écran. Elle a pressé et relâché ma main, laissant une empreinte cramoisie.
Les étudiants ont alors poussé un soupir de satisfaction. Mon hôtesse m’a souri chaleureusement et s’est inclinée en un délicat namaste.
De retour à son bureau, où l’on m’a offert du thé et un plateau de bouchées sucrées, je lui ai demandé ce qui venait de se passer. Elle a hésité, m’a souri avec un air perplexe et m’a dit que c’était difficile de l’expliquer en anglais, mais qu’il s’agissait d’une « forme de bénédiction ».
Au cours des quelques jours qui ont suivi, la tache rouge estompée sur mon doigt m’a incité à m’informer et à revenir sur mon expérience. Selon mes lectures, j’ai reconnu que oui, j’avais participé à une forme de puja, ou bénédiction, du tomodensitomètre. La puja est un important aspect de la vie spirituelle hindoue qui, comme j’en ai été le témoin, peut comprendre des éléments comme des guirlandes, des offrandes alimentaires et des onctions. Un ami hindou a confirmé qu’il était assez fréquent de réaliser des cérémonies puja sur des objets inanimés comme des voitures, des réfrigérateurs ou des ordinateurs récemment acquis.
Mon esprit médical occidental se rebellait à l’idée de bénir un tomodensitomètre. Après tout, ne s’agit-il pas que d’un gros appareil — rien de plus qu’un assemblage de senseurs, de circuits et d’interrupteurs? Mais mon expérience avait bousculé quelque chose en moi. Plus j’y réfléchissais, plus je tendais à penser « Pourquoi pas? ». N’y a-t-il pas quelque chose dans cet appareil qui transcende sa structure physique? Qui invite à l’humilité et à l’émerveillement? Il possède définitivement un pouvoir qui s’approche du surnaturel: il peut voir à l’intérieur du corps humain, révéler des secrets, prédire l’avenir. Il s’agit d’une manifestation physique de l’ingéniosité sans limites des êtres humains. Mon hôtesse m’invitait-elle à prendre en considération l’aspect spirituel de la technologie médicale?
À tout le moins, la puja est une expression de gratitude et une partie de moi envie la médecin et son personnel qui ont été capables, sans honte, de prendre une pause au beau milieu d’une journée effrénée pour exprimer leurs remerciements envers ce puissant appareil. J’étais honoré et touché qu’ils m’aient invité, moi, un étranger, à y participer. Au Canada, particulièrement dans les moments de crise sanitaire que nous vivons, nous sommes dépassés par la charge de travail quotidienne et nous tenons notre technologie médicale pour acquise. Il est facile d’oublier qu’il y a peine un peu plus de 100 ans, les médecins n’avaient pas la capacité de visualiser l’intérieur du corps. La découverte des rayons X en 1895 a révolutionné la pratique de la médecine et a permis des diagnostics plus précis. Tous, les médecins comme les patients, ont bénéficié de cette révolution — et actuellement, les victimes de la COVID-19 font de même.
Je suis très heureux que ce fragment de papier bleu se soit échappé des dossiers de mon grand-père. Il m’a entraîné dans un périple qui m’a rapproché de lui et m’a apporté un sentiment de gratitude renouvelé pour les merveilles de la médecine moderne.
Remerciements
L’auteur remercie Rohan Parashuram Kanawade et Karim Ladak pour leurs commentaires utiles sur les aspects culturels du présent article. Il remercie aussi la Dre Shilpa Domkundwar, les membres de son personnel et ses étudiants pour leur généreuse hospitalité à l’Hôpital JJ.
Footnotes
Voir la version anglaise de l’article ici: www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.210224
Cet article a été révisé par des pairs.
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