Imaginez un peu. Le soleil tape sur vos frêles épaules noires pendant que vous marchez dans des ordures coupantes. Votre objectif : un cours d'eau boueux à deux kilomètres. La sueur qui vous dégouline dans les yeux vous aveugle. Vous vous arrêtez pour l'essuyer. Vous avez sept ans et vous avez le sida. Vous ne connaissez rien d'autre. Vous n'avez jamais connu de monde sans sida. La maladie a emporté votre mère, vos tantes et vos oncles, quelques-uns de vos amis. Un nuage passe devant le soleil écrasant. Vous reprenez votre seau vide et continuez de marcher.
Il y a 12 mois, nous avons connu une horreur différente. La destruction massive causée par les frappes terroristes à Washington et à New York restera gravée dans notre mémoire : ce fut un point tournant de la conscience nord-américaine. Les victimes étaient nos voisins et l'empathie était facile. Notre indignation a été tout aussi naturel, tout comme le sentiment de vulnérabilité qui nous a poussés à revoir les prémisses de notre place de citoyen paisible dans le monde. Notre sentiment de distanciation face aux troubles internationaux a été ébranlé.
Qu'est-ce qui ébranlera notre distanciation face à l'agression perpétrée par le VIH–sida contre l'Afrique subsaharienne, où 28,5 millions de personnes sont infectées et où l'on compte 13 millions d'orphelins? Les conférences internationales et les statistiques renversantes1 ne semblent pas suffire. Au cours de la 14e Conférence internationale sur le sida à Barcelone en juillet, notre gouvernement a annoncé de nouveau les mêmes fonds au lieu d'en affecter de nouveaux, a glosé sur notre bilan désastreux dans le domaine de l'aide étrangère et a oublié les promesses que nous avions faites aux Nations Unies2 (voir page 483). L'histoire nous jugera en fonction de notre réponse. Aucune catastrophe dans le domaine de la santé humaine n'a jamais mis aussi profondément à l'épreuve nos limites scientifiques, médicales, économiques et altruistes. Nous n'avons jamais eu de meilleure occasion de comprendre comment on vit et meurt de l'autre côté du monde. Notre capacité de réagir n'a jamais été si grande.
Pour réagir à la pauvreté et à la maladie dans les pays les moins développés du monde, il faut être prêts à comprendre le rôle que nous jouons, par nos actes et notre négligence, dans la misère humaine. Mais la distance émousse la capacité humaine de faire preuve d'empathie. Pouvons-nous comprendre le désespoir d'une orpheline du Botswana sans la tenir dans nos bras? Pouvons-nous mettre un visage sur les 40 millions de personnes infectées par le sida à moins d'y voir des membres de notre famille, des amis, nous-mêmes? Pouvons-nous de quelque façon que ce soit établir un lien entre notre vécu et le leur3? (Voir page 485.)
Comme médecins, nos obligations transcendent à la fois nos limites personnelles et les frontières géographiques. Pendant des milliers d'années, notre tâche a consisté à nous occuper des malades. Médicaments, chirurgie, recherche et éducation : voilà nos outils, et il faut rendre compte de l'utilisation équitable de chacun d'entre eux. Ce qui peut vouloir dire garantir aux pauvres du monde l'accès aux médicaments essentiels4 (voir page 481), offrir des techniques chirurgicales à ceux qui n'ont pas de chirurgien, ou effectuer des recherches sur les maladies infectieuses qui touchent la majeure partie de la population du monde.
Dans la déclaration d'Alma-Ata de 1978, l'OMS préconisait la «santé pour tous» avant l'an 20005. La fête est passée et il pourrait sembler que nous n'avons jamais été plus loin du but. Ce qui serait faux. Nous n'avons jamais été plus près. Ce qui est devenu clair, c'est l'envergure du défi. — JAMC