Votre premier patient, M. Gilpen- Brown, entrepreneur bien connu tout juste de retour d'une foire commerciale à Singapour où il a réussi à vendre pour 4 millions de dollars de moissonneuses à riz, refuse le contenant de carton avec 3 petits rabats que vous lui offrez pour recueillir 2 échantillons de selles par jour, 3 jours de suite, en vous disant que tandis qu'il était en voyage, il a appris sur CNN que la coloscopie était le seul bon moyen de détecter un cancer du côlon.
Quel début de journée! Bien entendu, il a raison. Une nouvelle étude portant sur les interventions de dépistage du cancer colorectal chez les hommes âgés de plus de 50 ans1 (voir page 1248)2 indique que 76 % des cancers évolués échappent au test de détection du sang occulte dans les selles, et que 24 % de ces cancers ne sont pas décelés par le test de détection du sang occulte dans les selles associé à une sigmoïdoscopie. Vous référez M. Gilpen-Brown à un gastro-entérologue. Devriez-vous recommander la coloscopie à tous vos patients? Dans l'affirmative, à quelle fréquence? Les lignes directrices publiées avant l'avènement de cette étude récente se prononçaient sans équivoque en faveur de la seule recherche du sang occulte dans les selles3. En revanche, la coloscopie est beaucoup plus sensible et offre l'avantage supplémentaire de constituer à la fois un test de dépistage et un traitement d'extirpation.
Mme Nguyen a rendez-vous plus tard au cours de la journée pour son examen annuel. Arrivée du Vietnam il y a près de 30 ans après un transit dans un camp de réfugiés, elle est maintenant propriétaire du dépanneur où déjà elle travaillait, et elle a élevé 2 enfants qui fréquentent maintenant l'université. Mme Nguyen ne regarde pas CNN. Il s'est déjà avéré très difficile de la convaincre de subir régulièrement un test de Papanicolaou, et, plus tard, une mammographie. Comment vous y prendrez-vous pour lui parler du test de détection du sang occulte dans les selles et de la coloscopie, et encore, dans les 20 minutes allouées? Vous commencez à vous dire que l'accès d'un patient aux soins de qualité est déterminé par bon nombre de facteurs, y compris son niveau de scolarité, son expérience, sa culture et sa langue. Mme Nguyen arrivera dans votre bureau sans symptôme et sans plainte; elle le quittera, comme toujours, en semblant avoir perdu un peu de confiance dans son propre état de santé. M. Gilpen-Brown, qui semble faire partie du groupe des biens portants inquiets, a de l'avance sur les lignes directrices. Vous savez que pour lui, une coloscopie entraÎnera l'un des avantages suivants : soit une anomalie sera décelée et prise en charge, soit M. Gilpen-Brown aura la conscience tranquille.
Toutefois, vous n'êtes pas tranquille. Combien de fois avez-vous entendu des patients dire «Oh, docteur, je ne sais pas trop. Décidez.», remettant ainsi la responsabilité de leurs décisions médicales entre vos mains. Ajoutez à cela que la communication de ces renseignements à Mme Nguyen ne tient pas seulement à votre devoir moral, mais aussi à votre responsabilité légale d'expliquer qu'à l'heure actuelle, la coloscopie est le meilleur moyen de dépistage préventif du cancer du côlon qui soit disponible. La coloscopie se présente néanmoins comme une démarche passablement effractive et compliquée, et les points de vue au sujet de ses avantages et de ses préjudices sont contradictoires4,5,6,7.
Voilà le cœur des soins primaires : vital et difficile. Il serait plus facile de suivre les lignes directrices et de remettre simplement à Mme Nguyen le petit paquet de carton. Encore que… peut-être…. Quoi qu'il en soit, votre prochain patient est arrivé. — JAMC