Harry Benjamin (1885–1986) est aujourd’hui surtout connu comme l’auteur de l’ouvrage pionnier The Transsexual Phenomenon, publié en 1966, et comme un personnage clé dans l’histoire des débuts de la médecine transgenre1. Ce médecin germano-américain a entamé la première discussion clinique détaillée de l’affection alors appelée « transsexualisme », et a été l’un des premiers professionnels de la santé à plaider en faveur d’un traitement compatissant. Le Dr Benjamin est arrivé tardivement dans ce domaine. En effet, jusqu’à ce qu’il atteigne la soixantaine, son exercice de la profession médicale était axé sur la gériatrie. Il avait un cabinet de santé prospère sur Park Avenue à New York, où il soignait des chanteurs et des chanteuses d’opéra, des vedettes de cinéma et des hommes d’affaires millionnaires d’un certain âge (figure 1)2.
Né à Berlin, Harry Benjamin étudie la médecine à l’Université de Tübingen, mais se retrouve coincé aux États-Unis en 1914 lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale. Insatisfait de la routine quotidienne en cabinet privé, il s’intéresse aux possibilités thérapeutiques des glandes endocrines. Alors que l’endocrinologie se limite à la production d’extraits thyroïdiens et d’adrénaline à usage clinique, de nombreux médecins, chercheurs et chercheuses se réjouissent de la possibilité d’utiliser les hormones non seulement pour traiter les maladies par carence, mais aussi pour réguler la sexualité, la croissance, le métabolisme, les comportements ou le vieillissement et même à contrer la criminalité. La fascination du Dr Benjamin pour les hormones devient alors le point central de sa carrière. Dans les années 1920, il fait la promotion l’opération de Steinach, une intervention chirurgicale destinée à ralentir le vieillissement. Ce traitement avait été imaginé par l’éminent physiologiste viennois Eugen Steinach, qui postulait qu’une vasectomie unilatérale exercerait une contre-pression sur les testicules, entraînant l’atrophie des cellules productrices de sperme tout en stimulant la multiplication des cellules interstitielles et la production de plus grandes quantités d’hormones. La communauté médicale doute toutefois de cette procédure, et la réfutera ultérieurement. À mesure que les produits hormonaux sont commercialisés (les œstrogènes à la fin des années 1920 et les androgènes au milieu des années 1930), le Dr Benjamin commence à les proposer à sa patientèle aînée.
Jusqu’à la fin des années 1940, les activités professionnelles du Dr Benjamin n’ont que peu ou pas de rapport avec les personnes transgenres. Il entretient cependant une longue amitié avec Magnus Hirschfeld, médecin allemand et militant pour les droits des personnes homosexuelles. Dans les années 1920 et au début des années 1930, il se rend régulièrement à Berlin pour visiter le Dr Hirschfeld, fondateur de l’Institut des sciences sexuelles, le premier du genre à se consacrer à l’étude scientifique de la sexualité, et créateur du terme « travesti » en 1910 (les personnes portant des vêtements généralement associés à un autre genre se faisant auparavant qualifier de personnes homosexuelles). Le Dr Hirschfeld écoute les personnes transgenres et conclut que la perception qu’une personne a de son genre ne dépend pas du genre qu’elle trouve attirant sur le plan sexuel. Il travaille en outre avec des fonctionnaires de police berlinois compréhensifs pour créer des « laissezpasser pour travestis » permettant aux personnes qui le détiennent de porter des vêtements correspondant à leur identité de genre sans crainte de représailles (figure 2). De nombreuses personnes transgenres trouvent un emploi à l’Institut du Dr Hirschfeld, et certaines des personnes parmi les premières à subir des opérations de transition de genre y sont traitées, notamment Dora Richter et Lili Elbe, dont l’histoire a inspiré le film The Danish Girl. Le travail réalisé à l’Institut prend brusquement fin en mai 1933 lorsque des étudiants nazis le saccagent, pillent la bibliothèque et brûlent ses livres lors du premier des tristement célèbres autodafés3.
En 1949, le sexologue Alfred Kinsey oriente Val Barry (pseudonyme) vers le Dr Benjamin qui, en raison de son expérience, la traite différemment de la plupart de ses collègues américains. Élevée comme une fille, Val Barry souhaitait de toute urgence trouver un médecin qui l’aiderait à se débarrasser de tous ses attributs masculins. La plupart des autres médecins estimaient qu’un traitement psychiatrique était de mise pour l’amener à adapter sa mentalité à son genre. Le Dr Benjamin, en revanche, trouve sa demande raisonnable. Grâce à ses relations avec Eugen Steinach et le Dr Hirschfeld, il envisage d’utiliser les outils de la médecine pour changer le corps de Val Barry afin qu’il corresponde à sa perception d’elle-même. En s’appuyant sur ses années passées à administrer une thérapie hormonale à sa patientèle aînée, il parvient à lui procurer les moyens d’entamer sa transition4.
Grâce au bouche-à-oreille, de plus en plus de personnes transgenres se rendent chez le Dr Benjamin. La censure ne le décourage pas. Des pionnières en matière de transsexualité, telles que Christine Jorgensen et Louise Lawrence, collaborent volontiers avec lui. Ensemble, ils échangent des idées et tentent d’aller au cœur de cette réalité qu’ils commencent à peine à définir. L’approche du Dr Benjamin est prudente. Ne connaissant pas les répercussions à long terme des traitements sur la santé et le bien-être de sa patientèle, il les incite à procéder lentement et à n’opérer un changement physique qu’en derniers recours. Une fois le traitement terminé, il a du mal à assurer un suivi convenable, car les personnes traitées préfèrent souvent disparaître discrètement pour vivre leur nouvelle vie. Mais au fil du temps, alors qu’il commence à documenter des cas de transitions réussies, il gagne en confiance, persuadé de la pertinence de son approche. Il ne se contente pas de proposer une thérapie hormonale; comme le Dr Hirschfeld avant lui, il fournit également une aide concrète. Ainsi, il témoigne en faveur de sa patientèle devant les tribunaux, rédige des lettres attestant du genre choisi, en plus de faciliter l’obtention de papiers d’identité et la recherche de chirurgiens.
Comme l’indique l’historienne Joanne Meyerowitz, pour quiconque s’intéresse au transsexualisme dans les années 1960, « la plupart des chemins mènent à Harry Benjamin5 ». À 81 ans, le Dr Benjamin publie The Transsexual Phenomenon, un ouvrage qui marquera une génération de personnes transgenres et les professionnels et professionnelles de la santé travaillant avec elles. Il contribue également à la fondation des premières cliniques universitaires en dysphorie de genre. Lorsqu’il prend sa retraite à l’âge de 90 ans, sa patientèle compte plus d’un millier de personnes transgenres, dont Jan Morris et Renée Richards, personnalités transgenres bien connues des années 1970.
La patientèle du Dr Benjamin, qu’il s’agisse de personnes aînées ou transgenres, souligne son calme et sa compassion. « Son approche suffit pour que l’on se sente mieux. Il ne vous terrorise pas comme le font certains médecins », confie l’une de ces personnes6. Un grand nombre de personnes transgenres, en particulier, disent avoir lu de la peur, du dédain et de l’incrédulité sur le visage de leurs médecins. Le fait qu’une personne en blouse blanche les regarde dans les yeux et les traite avec respect constitue pour eux une véritable révélation. En 1961, Ira Pauly, résident en psychiatrie, s’intéresse au transsexualisme et est invité par le Dr Benjamin à assister à des consultations hebdomadaires avec des personnes transgenres. Ira Pauly est stupéfait de la générosité avec laquelle il partage ses connaissances avec lui, un parfait étranger, et de l’amabilité de sa patientèle, qui se confie également à lui. Il observe comment le Dr Benjamin accorde à chaque patiente et patient toute son attention et se préoccupe d’eux comme s’ils faisaient partie de sa famille. À ses yeux, l’approche du Dr Benjamin illustre la relation médecin-patient idéale, caractérisée par la proximité et la bienveillance7.
Les soins de santé pour les personnes transgenres évoluent rapidement, et le Dr Benjamin pourrait sembler condescendant aux yeux du public d’aujourd’hui. Après tout, l’homme qui surnommait ses patientes transgenres « ses filles » était à bien des égards un produit de son époque et des normes de genre en vigueur. Pour décider si une personne était une bonne candidate pour la transition chirurgicale, ses collègues et lui se demandaient si la personne transgenre pourrait « passer » comme une personne de l’identité souhaitée, et si elle pourrait être susceptible de chercher à se venger si elle en venait à regretter l’intervention8,9. Plus inquiétant encore, son approche prudente pour déterminer l’admissibilité d’une personne (une approche codifiée dans les premières normes de soins) reposait sur des hypothèses fondées sur un principe d’hétéronormativité, un modèle traditionnel binaire et la croyance que la détresse psychologique était une caractéristique inhérente des personnes transgenres10. Ces hypothèses ont ensuite été remises en question, car on sait maintenant que les expériences de ces personnes sont diverses.
Il n’en demeure pas moins qu’en faisant face à la critique de ses pairs, en défiant les conventions de son époque et en traitant sa patientèle avec compassion et respect, le Dr Benjamin a soulagé la souffrance de nombreuses personnes et a contribué à la naissance d’un nouveau domaine de soins de santé fondamental. Après son décès, la Dre Renée Richards, chirurgienne ophtalmologue et pionnière en matière de transsexualité, a déclaré, au nom de toute sa patientèle: « Nous lui sommes toutes et tous reconnaissants. Sans lui, qui sait ce qui nous serait arrivé? Fragmentation de la personnalité, suicide ou quoi d’autre encore? Au lieu de quoi, il a aidé beaucoup d’entre nous à devenir les personnes épanouies et productives que nous sommes aujourd’hui11 ». Elle a évoqué également le fait que, lors de leur première rencontre, le Dr Benjamin avait vu en elle une consœur médecin et une personne dans le besoin. Pour sa part, elle avait vu le bon médecin qu’il était.
Footnotes
Intérêts concurrents: Aucun déclaré.
Cet article a été révisé par des pairs.
This is an Open Access article distributed in accordance with the terms of the Creative Commons Attribution (CC BY-NC-ND 4.0) licence, which permits use, distribution and reproduction in any medium, provided that the original publication is properly cited, the use is noncommercial (i.e., research or educational use), and no modifications or adaptations are made. See: https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/