Les récentes modifications apportées à la loi canadienne ont en fait créé 2 modes d’accès à l’aide médicale à mourir (AMM) selon que la mort est raisonnablement prévisible ou non; cela a des implications pour les adultes âgés fragiles.
Même si la mort raisonnablement prévisible n’est plus un critère d’admissibilité à l’AMM, elle demeure un élément important et difficile à déterminer pour les personnes chargées d’évaluer les demandes d’AMM en raison de ses implications sur les précautions additionnelles mises de l’avant chez les patients.
La fragilité est une entité clinique trop peu reconnue qui peut être la source de souffrances chroniques et intolérables chez les patients qui demandent l’AMM.
L’évaluation des demandes d’AMM chez les patients fragiles est complexe en raison de la nature dynamique de la fragilité et de l’interprétation ambiguë des critères d’admissibilité en lien avec la fragilité.
Il faut améliorer la collecte des données et la formation médicale sur l’état de fragilité des patients qui demandent l’AMM et inclure davantage de spécialistes de la fragilité dans les comités responsables d’orienter la rédaction des politiques, des lignes directrices et des lois relatives à l’AMM.
En 2016, l’aide médicale à mourir (AMM) a été décriminalisée au Canada avec l’adoption du projet de loi C-14. En vertu de ce projet de loi, les adultes (≥ 18 ans) jugés aptes qui étaient atteints d’une maladie grave et incurable, présentaient un déclin avancé et irréversible de leurs capacités, éprouvaient des souffrances physiques ou psychologiques intolérables et dont la mort était raisonnablement prévisible étaient admissibles à l’AMM1. Après l’adoption de la loi, des contestations judiciaires ont été portées devant la Cour supérieure du Québec, qui a statué que la loi originale était trop restrictive et contrevenait à la Charte canadienne des droits et libertés2. Cela a mené en mars 2021 à l’adoption du projet de loi C-7, qui modifiait le Code criminel du Canada pour retirer le critère de « mort raisonnablement prévisible », ce qui a conduit à l’établissement de 2 voies distinctes pour accéder à l’AMM selon que la mort est ou non raisonnablement prévisible3. Une des populations de patients susceptibles d’être touchés par ces changements est celle des adultes âgés considérés comme fragiles. Lorsqu’ils analysent les demandes d’AMM de cette population, les professionnels de la santé devraient vérifier si les facteurs qui contribuent à leur fragilité sont réversibles.
L’AMM pour les personnes dont le décès n’est pas raisonnablement prévisible demande un surcroît de prudence, notamment sous la forme d’une période minimum de 90 jours pour l’évaluation de l’admissibilité et d’une évaluation obligatoire par un clinicien expert de la maladie du patient3. Le projet de loi C-7 prévoit aussi l’accessibilité à l’AMM par le biais d’une directive anticipée si l’admissibilité a été déterminée alors que le patient était apte, ce qui s’applique aux patients qui sont atteints de démence ou qui courent un risque élevé de délire (2 phénomènes qui accompagnent souvent la fragilité).
La fragilité est un syndrome caractérisé par une baisse des réserves physiologiques qui rend la personne plus susceptible de subir des complications en réaction à des facteurs de stress4. Il s’agit d’une entité clinique trop peu reconnue qui est distincte du vieillissement normal. Chez la personne fragile, le déclin accéléré résulte de l’accumulation de problèmes de santé et participe au dérèglement de plusieurs systèmes au fil du temps. Plusieurs facteurs biologiques (p. ex. génétique), cliniques (p. ex. comorbidités sous-jacentes) et socioéconomiques (p. ex. isolement social) interreliés contribuent à ce déclin accéléré, et la fragilité en forme le tronc commun4. Une récente étude qualitative menée aux Pays Bas a indiqué que parmi 53 patients ayant reçu l’AMM pour de « multiples syndromes gériatriques », une combinaison d’enjeux médicaux, sociaux et existentiels avait souvent été associée à une souffrance insupportable à l’origine de la demande d’AMM, en l’absence d’une maladie mortelle5. Face à l’AMM chez des personnes fragiles, les professionnels de la santé doivent tenir compte de cet ensemble complexe de facteurs contributifs, dont certains pourraient être modifiables. Par exemple, la fragilité reliée à l’isolement social, à la dépression et à l’insécurité alimentaire pourrait répondre à d’autres mesures que celle liée à un diabète mal maîtrisé, à une insuffisance cardiaque congestive et à des chutes à répétition.
Évaluer les personnes fragiles qui demandent l’AMM n’est pas une mince tâche : on ne s’entend ni sur l’irréversibilité et l’incurabilité de la fragilité ni sur le caractère intolérable de la souffrance qu’elle cause. La fragilité n’est ni statique ni dichotomique, mais plutôt dynamique et caractérisée par l’alternance entre divers degrés d’intensité. Étant donné le nombre de facteurs qui peuvent y contribuer, il est difficile d’en déterminer la trajectoire globale et d’en prédire l’amélioration (ou l’aggravation) chez les patients fragiles qui traversent des épisodes de décompensation. La nouvelle période d’attente de 90 jours chez les personnes qui demandent l’AMM en l’absence du critère de mort raisonnablement prévisible est une mesure de prudence pour les cas où la fragilité se corrigerait après un épisode de décompensation aiguë. L’état de fragilité léger peut être amélioré par des interventions globales menées par des équipes multidisciplinaires qui s’attaquent aux facteurs tant médicaux que sociaux6. Toutefois, lorsque la fragilité progresse et risque peu de s’améliorer malgré l’application de telles interventions, la trajectoire globale est plus prévisible4,6–8.
La fragilité peut causer des souffrances physiques, psychologiques et existentielles intolérables liées au déclin fonctionnel et à la perte d’autonomie9. Une revue systématique a montré que les personnes fragiles éprouvent une détresse psychologique, souffrent de douleurs et vivent avec des limitations fonctionnelles comparables en intensité à celles associées à des maladies diminuant l’espérance de vie, comme le cancer9. Au Canada, les données recueillies systématiquement caractérisent la nature des souffrances décrites par les personnes qui demandent l’AMM. Malheureusement, ces données ne rendent pas spécifiquement compte des personnes qui demandent l’AMM en raison d’un problème de fragilité. Or, selon des données de 2019 relatives à toutes les personnes ayant reçu l’AMM, les souffrances de ces dernières étaient le plus souvent liées à la perte de leur capacité à participer à des activités signifiantes (82,1 % des cas) et à s’acquitter de leurs tâches quotidiennes (78,1 % des cas)10, 2 sources de souffrance présentes chez les patients ayant une fragilité.
Pour qu’une demande d’AMM soit acceptée, les patients et les évaluateurs doivent s’entendre sur le fait que « des moyens raisonnables et disponibles pour soulager [les] souffrances [ont été] sérieusement envisagés3 ». Étant donné que la fragilité est un syndrome hétérogène, la démarche de soulagement des souffrances doit être individualisée en fonction de l’ensemble des facteurs en cause pour chaque cas. Les évaluateurs doivent aussi s’assurer que les demandes d’AMM sont volontaires et qu’elles ne font l’objet d’aucune pression extérieure, ce qui est particulièrement important pour cette population d’adultes âgés potentiellement vulnérables.
Il est également difficile de déterminer si la mort est raisonnablement prévisible chez les patients considérés comme fragiles. Plusieurs études ont montré que les patients fragiles survivent moins longtemps que les adultes non fragiles4,8,11,12. Les principaux facteurs qui affectent le pronostic sont, entre autres, le degré de fragilité11,12, le nombre d’hospitalisations13 et la rapidité de la progression de la fragilité14. Deux grandes études canadiennes menées auprès d’adultes non hospitalisés et présentant une grande fragilité ont fait état d’une survie médiane de 3,5 à 4 ans11,12. L’apparition d’une maladie aiguë laisse présager un pronostic plus sombre, celle-ci augmentant la probabilité de décès et réduisant la probabilité d’amélioration éventuelle de l’état de fragilité chez les patients qui survivent13,15. L’évaluation de l’admissibilité à l’AMM en fonction du critère de mort raisonnablement prévisible pourrait tenir compte du risque éventuel d’hospitalisation d’une personne, ce qui pourrait ultimement aggraver son degré d’invalidité et sa perte d’autonomie. Même si les études aident les cliniciens à estimer la survie des patients fragiles, on ne s’entend pas sur la définition du terme mort raisonnablement prévisible. Par exemple, 2 évaluateurs indépendants pourraient conclure à une même survie médiane de 4 ans pour un patient présentant une fragilité marquée et appuyer ou réfuter sur cette base le critère de mort raisonnablement prévisible pour la demande d’AMM. Cette décision clé pourrait amener les cliniciens à négliger certaines précautions additionnelles ou à prolonger indûment les souffrances d’un patient.
Les systèmes de santé, les cliniciens et les décideurs doivent s’attaquer à ces défis en approfondissant la recherche, en faisant de la sensibilisation et en modifiant les politiques en vigueur. Les systèmes de soins de santé doivent comprendre comment l’AMM est utilisée par les patients fragiles; il devrait être obligatoire de recenser les demandes d’AMM motivées par la fragilité, comme on le fait pour d’autres problèmes de santé10. Cela devrait inclure la proportion de personnes fragiles jugées admissibles chez qui la mort est raisonnablement prévisible, qui présentent d’autres problèmes de santé diminuant l’espérance de vie, chez qui la fragilité est la principale cause de souffrances ainsi que celles dont la mort n’est pas jugée raisonnablement prévisible et qui finissent par décéder en attente de l’AMM après une période prolongée.
Une formation continue sur la fragilité, plus précisément sur le diagnostic, le pronostic et les souffrances, est essentielle pour tous les cliniciens et pourrait passer par la création de lignes directrices de pratique clinique entourant l’AMM. La mise à contribution de professionnels de la santé experts de la fragilité au sein des comités qui créent les lignes directrices sur l’AMM, qui rédigent les politiques entourant l’interprétation et la détermination du critère de mort raisonnablement prévisible et qui travaillent pour guider l’élaboration des futures lois en matière d’AMM pourrait faire en sorte que les politiques et processus soient inclusifs et applicables aux adultes âgés fragiles. Un apport des gériatres pourrait valider les avis cliniques complexes relatifs aux évaluations des demandes d’AMM. Toutefois, certains gériatres et spécialistes des soins aux personnes âgées s’opposent à l’AMM. À titre d’expert-conseil indépendant (et non de médecins traitants), il est important de formuler des questions claires sur le diagnostic et le pronostic liés à la fragilité et non forcément sur l’admissibilité globale des patients à l’AMM. De plus, l’accès à ces spécialistes est plutôt limité au Canada et pourrait retarder les évaluations. Certains généralistes experts des soins aux adultes âgés (p. ex. médecins de famille, internistes) pourraient agir comme consultants; il faudra toutefois clarifier la notion d’« expert » en évaluation de la souffrance.
La récente adoption à grande échelle des soins virtuels durant la pandémie de COVID-19 pourrait offrir une façon novatrice de créer un service de consultation virtuelle pour l’AMM qui contribuerait à aplanir les obstacles à l’accès aux spécialistes. La difficulté d’utilisation des plateformes numériques chez certains adultes âgés et les enjeux de protection des renseignements personnels pourraient cependant limiter l’utilisation de telles plateformes dans ce contexte. De nouvelles stratégies sont néanmoins à l’étude pour surmonter ces problèmes et améliorer la communication virtuelle avec les adultes âgés16.
La population canadienne continue de vieillir, et les taux de comorbidités et les souffrances qui y sont associées augmentent. Une hausse des demandes d’AMM en raison de la fragilité est donc à prévoir. Enfin, il faudra apporter les modifications nécessaires pour s’assurer que tous les Canadiens aient un accès juste et équitable aux soins qu’ils souhaitent recevoir en fin de vie.
Footnotes
Voir la version anglaise de l’article ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.210729
Intérêts concurrents : Nathan Stall est en 2022 candidat du Parti libéral de l’Ontario pour la circonscription Toronto-St. Paul’s. Kieran Quinn est un membre bénévole du Conseil consultatif clinique du Réseau ontarien des soins palliatifs. Aucun autre intérêt concurrent n’est déclaré.
Cet article a été révisé par des pairs.
Collaborateurs : Tous les auteurs ont collaboré à la conception, à la rédaction et à la révision du manuscrit. Tous les auteurs ont donné leur approbation finale pour la version destinée à être publiée.
Avis : Nathan Stall est corédacteur pour le JAMC, mais n’a pas participé au processus ayant mené au choix de cet article.
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