Les rôles de professionnel et de promoteur de la santé, tels qu’ils sont définis dans le référentiel CanMEDS, semblent incompatibles.
La vision actuelle du professionnalisme en médecine n’encourage pas la participation à des mouvements progressistes ni l’essentielle remise en question du racisme au sein même de la profession.
L’heure est venue de remettre en question la vision traditionnelle du professionnalisme en médecine afin que les médecins soient outillés pour militer en faveur d’une société où la santé de tous est importante.
Bien qu’il existe des outils pour l’intégration de l’antiracisme aux programmes de médecine, il reste beaucoup de travail à faire dans les établissements d’enseignement canadiens pour que ce concept fasse partie intégrante des études de médecine.
L’enjeu de la justice raciale a occupé une place prépondérante en 2020. Des événements fortement médiatisés ont poussé les établissements de santé à reconnaître leurs obligations en matière d’antiracisme, un développement encourageant étant donné la longue histoire d’injustice raciale associée au domaine médical. Certains médecins ont manifesté avec Black Lives Matter ou ont pris part à des mouvements antiracistes, mais d’autres ont peut-être hésité, inquiets à l’idée que leur hôpital ou leur université considère cet activisme comme un manque de professionnalisme. Voilà qui met au jour une contradiction dans le référentiel CanMEDS : selon ce cadre, un médecin joue un rôle de professionnel qui « reflète les attentes de la société […] y compris […] la promotion de l’intérêt public […] et des valeurs telles […] l’humilité, le respect de la diversité […] ». En tant que promoteurs de la santé, les médecins sont en outre appelés à améliorer la santé des collectivités qu’ils servent1. Si la défense des droits des minorités racisées concorde avec nos valeurs professionnelles, pourquoi hésiter à se mobiliser? C’est qu’en pratique, le rôle de professionnel fait parfois ombrage à celui de promoteur de la santé, car notre vision actuelle du professionnalisme n’est pas neutre sur le plan racial. Dans le présent article, nous analysons la manière dont ces enjeux influencent les échanges interprofessionnels et les soins aux patients hospitalisés, et faisons valoir qu’une transformation de notre vision actuelle du professionnalisme s’impose si nous voulons concrétiser les récents engagements des hôpitaux et des universités en matière d’antiracisme.
Depuis longtemps, le modèle du « professionnel » est celui d’un homme blanc cisgenre apolitique, hétéronormé et sans handicap, conformément au système centré sur « une série de caractéristiques qui établissent tout ce qui est blanc et occidental comme normal et supérieur aux autres identités et coutumes ethniques, raciales et régionales2 ». Pourtant, cet état de fait ne cadre pas avec les valeurs établies de la profession médicale1. C’est par leur professionnalisme que les médecins assument leur responsabilité à l’égard des patients et de la société. Il est donc impératif que ces représentants du corps médical prennent part à des conversations à grande échelle sur ce qui constitue un comportement professionnel2. Nous avançons en fait que la responsabilisation professionnelle devant la société demande des médecins une volonté affirmée de bâtir une société plus juste, et conséquemment plus en santé.
Dans un récent article de débat, Suzanne Boroumand et ses collaborateurs qualifiaient de « modeste3 » le niveau d’adhésion des étudiants de médecine au rôle de promoteurs de la santé, situation qu’ils attribuaient à un manque de « modèles à émuler3 »; autrement dit, les étudiants ne voient pas leurs professeurs incarner leur rôle de promoteurs de la santé.
En revanche, le rôle de « professionnel » est une constante inébranlable des études de médecine. Selon la théorie de la socialisation, la formation professionnelle ne sert pas qu’à l’acquisition de connaissances, elle joue aussi un rôle dans la formation de l’identité4; les étudiants en médecine ont ainsi internalisé l’importance de devenir des médecins « neutres » qui occulteraient leur propre identité dans l’espoir d’atteindre le statut d’« initié impartial5 ». Bien que ce concept de professionnalisme respecte la diversité, il n’encourage pas, tel qu’il est conçu, la participation à des mouvements progressistes, et encore moins la remise en question critique du racisme au sein même de la profession médicale.
Au Canada, les études de médecine sont essentiellement constituées de cours magistraux durant les années précliniques, puis de stages de formation clinique. Pour les étudiants, la culture du « professionnalisme » en médecine est donc fortement influencée par les comportements du personnel et des supérieurs6. Les comportements appris par imitation forment une part non négligeable du programme occulte7. Le professionnalisme dont les apprenants font l’expérience dans les programmes de formation n’est cependant pas neutre sur plan de la race. Au Canada, les médecins résidents racisés des programmes de chirurgie indiquent que leurs compétences sont remises en question plus souvent que celles de leurs pairs de même genre, et ils ont moins confiance de voir appliquer des mesures adéquates s’ils signalent de la discrimination (ce qui, en soi, est souvent considéré comme un geste non professionnel) 8. Les conclusions d’une récente étude qualitative menée auprès d’étudiants américains appartenant à des groupes sousreprésentés dans la profession médicale montrent également que les étudiants racisés doivent travailler activement à démanteler les stéréotypes nuisibles pour réussir à faire correspondre leurs identités professionnelle (comme médecin) et raciale9.
Il ne fait aucun doute que les programmes d’études de médecine placent la race et le racisme parmi les déterminants de la santé, mais rien n’indique clairement qu’ils préparent adéquatement les étudiants à être solidaires des groupes touchés par ces enjeux ni à promouvoir des améliorations structurelles dans l’intérêt de ces groupes. De récents événements ont donné à nos établissements des raisons de s’interroger sur leur complicité dans les systèmes d’injustice : pensons à la diffusion des commentaires de professionnels de la santé à l’égard de Joyce Echaquan, une femme autochtone décédée dans un hôpital du Québec, ou encore aux nouvelles données qui montrent la complexité et la disproportion des effets de la pandémie de maladie à coronavirus 2019 sur la vie des personnes racisées10. Beaucoup d’établissements ont publié des déclarations condamnant le racisme en médecine11, mais s’ils ont à cœur l’intérêt public, ces établissements doivent également être prêts à soutenir les médecins qui s’engagent politiquement dans la promotion de l’antiracisme en tant que professionnels. Manifestations publiques, organisation communautaire, prise de parole dans les milieux intellectuels : toutes ces formes de militantisme ont leur place dans l’identité d’un médecin.
L’une des difficultés, lorsqu’on tente d’élargir le concept du professionnalisme en médecine, c’est peut-être que la profession hésite à s’attaquer au racisme qui sévit dans ses rangs. Au lieu de reconnaître qu’il s’agit d’un problème de taille, les établissements parlent de favoriser la diversité12,13. La Fédération des étudiants et des étudiantes en médecine du Canada a d’ailleurs une définition très large de cette notion — « diversité de culture, d’origine ethnique, de genre, d’orientation sexuelle, de capacité physique, de lieu géographique, de religion et de statut socioéconomique13 » —, preuve s’il en est de la difficulté à nommer et à combattre spécifiquement l’injustice raciale dans la profession. En se contentant d’améliorer la diversité en général, un établissement peut prétendre, sans même s’être attaqué au racisme, avoir résolu le problème, ce qui risque d’exacerber l’oppression raciale.
L’éducation antiraciste n’est pas encore ancrée dans les études de médecine au Canada, mais beaucoup d’établissements ont commencé à travailler activement en ce sens. Par exemple, la Faculté des sciences de la santé Rady de l’Université du Manitoba offre un programme en santé autochtone qui parle entre autres d’antiracisme, et la Faculté de médecine Temerty de l’Université de Toronto a récemment annoncé son plan d’« étendre l’éducation antiraciste dans ses espaces d’apprentissage, de recherche et de soins cliniques et de miser sur la sécurité culturelle pour les étudiants noirs et autochtones de tout l’établissement ». Les initiatives de ce genre viennent renforcer l’idée selon laquelle l’antiracisme doit faire partie intégrante des études de médecine. Il serait notamment possible d’élargir les programmes d’apprentissage communautaire pour y inclure explicitement la justice sociale, et ce, afin de normaliser la défense de ces enjeux dans la pratique de tous les médecins, racisés ou non.
L’universalisation et la normalisation d’une approche de justice raciale en santé produiront des soins de plus grande qualité pour les patients. Le rôle du professionnel doit englober celui de promoteur de la santé. Bien que les professionnels du milieu soient parfois en désaccord avec leurs collègues ou leurs établissements, ils sont unis dans leurs obligations de défense de l’intérêt public. Il est donc impératif d’encourager les médecins à se défaire de leur vision étroite du professionnalisme pour mieux se consacrer à la promotion de la justice raciale. Nous ne pouvons pas rester neutres devant des enjeux aussi considérables que la santé et le bien-être de nos patients.
Footnotes
Voir la version anglaise de l’article ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.201684
Intérêts concurrents: Aucun déclaré.
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