Le clinicien canadien William Osler (1849–1919) a rédigé l’article sur la « colonne typhoïde » au cours de la dernière année de sa vie, alors qu’il était professeur de médecine à l’Université d’Oxford1. Ce commentaire portait sur ce qu’Osler considérait comme étant la cause psychogène de la colonne typhoïde.
La fièvre typhoïde était très répandue à la fin du XIXe siècle. Selon Osler, son taux de mortalité était estimé de façon conservatrice à entre 12 % et 15 % et un patient qui finissait par y survivre avait habituellement été malade pendant environ six semaines2. Les rapports officiels sur la période de 1906 à 1910 indiquent que parmi les 51 villes américaines comptant 100 000 habitants et plus, seule Cambridge, au Massachusetts, n’affichait pas un taux annuel de mortalité attribuable à la typhoïde de plus de 10 pour 100 000 habitants. Cependant, le taux de mortalité dépassait 55 pour 100 000 habitants à Pittsburgh, en Pennsylvanie, à Atlanta, en Georgie, et à Louisville, au Kentucky3.
Virgil P. Gibney (1847–1927), chirurgien orthopédiste de New York, a lancé l’expression « colonne typhoïde » en 1889 pour désigner un syndrome pouvant faire son apparition au cours de la période de convalescence qui suit la fièvre typhoïde4. Ce syndrome est principalement dominé par de la douleur et une mobilité réduite du dos. Gibney avait attribué ces symptômes à une « périspondylite, c’est-à-dire une inflammation aiguë du périoste et des structures fibreuses qui maintiennent la colonne vertébrale ». Pendant longtemps, on a cru que ce syndrome était rare parce que beaucoup de patients mouraient de fièvre typhoïde aiguë, avant même que les symptômes au dos puissent faire leur apparition. L’analyse la plus récente au sujet de la colonne typhoïde remonte à 19985.
En 1886, William R. Gowers (1845–1915), neurologue de Londres, décrivait ainsi les symptômes que l’on finirait par désigner sous l’appellation de colonne typhoïde :
La faiblesse paraplégique n’est pas rare et fait habituellement son apparition lorsque la maladie est en train de se résorber. … Cette apparition peut être conjuguée à une sensibilité de la colonne et à une hyperesthésie ou à diverses sensations subjectives dans les jambes qui peuvent être suivies par un défaut de sensation. Ces symptômes sont probablement attribuables à une myélite (inflammation de la moelle épinière) d’intensité légère. Ils disparaissent habituellement en quelques semaines…6
Le premier commentaire sur une possible cause psychogène du syndrome a été attribué à Abraham Jacobi (1830–1919) dans une c qu’il avait faite en 1890 lors de l’assemblée de l’Association of American Physicians. Selon Osler, Jacobi aurait affirmé que la colonne typhoïde pouvait être « soit une névrose, soit une spondylite1 ».
En 1919, Osler s’est souvenu avoir vu un syndrome semblable pour la première fois en 1887 et que le patient « … était tellement nerveux que j’ai considéré tout le problème comme fonctionnel et … lui ai donné un pronostic favorable1 ». Dans la première édition (1892) de son manuel, Osler avait utilisé l’expression « neurasthénie de la colonne » pour décrire le syndrome :
Les patients se plaignent d’épuisement au moindre effort, de faiblesse, de douleurs au dos et aux jambes. Ils peuvent avoir des points sensibles localisés à la colonne. Ils peuvent à l’occasion avoir des sensations perturbées, en particulier une sensation d’engourdissement et de picotement, et les réflexes exacerbés. Les douleurs au dos ou à l’arrière du cou constituent la plainte la plus courante dans ces cas. Chez les femmes, il est souvent impossible de dire si le problème est attribué à la neurasthénie ou à l’hystérie7.
En 1894, en se basant sur quatre patients qu’il avait traités au cours des deux années précédentes, Osler a discuté des constatations de Gibney8. Comme Osler n’avait pas exclu la périspondylite comme cause de certains symptômes, il était d’avis que Gibney s’était trompé en attribuant la même pathogenèse aux quatre patients. Les principaux arguments invoqués par Osler pour exclure une explication organique du syndrome reposaient sur l’absence de lésions purulentes, l’apparition de symptômes au cours de la convalescence, son interprétation des réactions de ses patients face à la douleur et la fréquence des paresthésies. Osler écrivait :
Les patients que j’ai vus donnaient l’impression générale d’être neurasthéniques et même s’il serait bien entendu très illogique de supposer que tous les cas étaient attribuables à la même cause, je ne peux m’empêcher de penser que beaucoup d’entre eux sont simplement des exemples de névrose douloureuse, d’une exacerbation de ce qu’on appelait auparavant une « irritation vertébrale » …8
Il n’a toutefois pas laissé entendre que la douleur attribuable à la névrite typhoïde, autre manifestation tardive et peu commune de la maladie, était neurasthénique9.
Thomas McCrae (1870–1935), collaborateur d’Osler, a écrit que les deux premières études radiographiques de la colonne typhoïde avaient été réalisées en 1904 (six mois après l’apparition de la typhoïde) et 1905 (deux mois après l’apparition de la maladie)10. Ces deux radiographies avaient révélé une ossification entre les vertèbres lombaires. On avait alors pensé que ces ossifications constituaient des anomalies organiques causées par la typhoïde. McCrae a néanmoins écrit ce qui suit :
De nombreux cas présentent des caractéristiques névrotiques et ces dernières sont peut-être les plus marquées. Elles peuvent faire leur apparition avec une rapidité étonnante, de sorte que peu après l’apparition des symptômes physiques, le patient devient hystérique, perd tout contrôle de ses inhibitions et se transforme en une personne pleurnicharde et plaignarde envers laquelle il est difficile de faire preuve de patience. On constate souvent un état semblable dans le cas de spondylite associée à d’autres maladies, telle la spondylite déformante (spondylarthrite ankylosante)10.
On ne retrouve pas de tels commentaires dans les écrits sur la médecine orthopédique des contemporains de McCrae et les commentaires négatifs de ce dernier semblent lui porter davantage atteinte qu’à ses patients.
Joel Goldthwait (1866–1961), chirurgien orthopédiste de Boston, pensait que la douleur causée par la spondylarthrite ankylosante découlait d’une « hyperémie reliée à tout phénomène irritant ou inflammatoire » au lieu d’être causée par des os nouvellement formés exerçant une pression sur des nerfs11.
En 1907, Osler et McCrae ont reconnu que :
Il y a d’importantes divergences d’opinions en ce qui a trait à la nature de ce problème, qu’il soit fonctionnel ou attribuable à des changements de nature organique. … Ce sont les radiogrammes qui fournissent les données les plus convaincantes sur le changement organique. La preuve de changements osseux dans certains cas indique qu’une sorte de problème organique est probablement présent chez de nombreux patients. Chez certains patients, les caractéristiques hystériques sont si prononcées et les preuves de changements organiques, si faibles qu’elles laissent supposer l’existence d’un trouble fonctionnel12.
Osler et McRae ont par la suite laissé entendre qu’il y avait trois catégories de colonne typhoïde : caractéristiques hystériques dominantes sans changement organique détectable, périostite ou périspondylite avec preuve de l’atteinte de racines nerveuses, et combinaison des deux premières catégories.
Comme Gibney, L.W. Ely croyait qu’une « névrite était causée par une inflammation de l’os et du périoste et que deux ou plus des articulations de la colonne étaient atteintes13. » Selon Ely, « le seul auteur digne de mention qui offre une position tout à fait différente, basée sur les cas qu’il a observés, c’est Osler, qui pense qu’il s’agit d’une névrose13 ». Ely n’avait pas tout à fait raison. Dans le manuel de 1898 intitulé The Practice of Medicine, James Tyson (1841–1919) était d’avis que la colonne typhoïde « peut être une spondylarthrite, mais est probablement une névrose pure14 ».
Quant à lui, G.B. Packard a conclu que la réponse de cinq de ses patients au port d’un appareil orthopédique prouvait que leur état n’était pas la manifestation d’une névrose :
Rien n’est plus insatisfaisant … que d’essayer de soulager des symptômes névrotiques par fixation orthopédique. … Le soulagement marqué résultant de la fixation de la colonne typhoïde … constitue la preuve la plus solide … du fait que ce groupe de symptômes appelé colonne typhoïde ne constitue pas une névrose15.
L’hypothèse sur laquelle reposait le diagnostic de neurasthénie était la suivante : chacun possède une réserve prédéterminée « d’énergie nerveuse », issue du caractère héréditaire de son système nerveux. Des symptômes peuvent faire leur apparition lorsque les facteurs stressants de la vie courante entraînent l’épuisement de cette réserve d’énergie nerveuse. Toute personne qui a une déficience congénitale de cette énergie est particulièrement sensible aux symptômes neurasthéniques en cours de périodes de stress mineur. Selon Osler, le diagnostic couvrait « un groupe disparate de symptômes » qui pouvaient atteindre le corps au complet ou être limités à certains organes. « À certains égards, c’est l’homologue physique de la démence. Le problème peut suivre des maladies infectieuses, en particulier la grippe, la fièvre typhoïde et la syphilis16 ».
Osler a inclus un chapitre sur la neurasthénie dans chaque édition de son manuel. Sa description de la neurasthénie ressemblait à celle de la colonne typhoïde lorsque les symptômes vertébraux étaient dominants. Dans l’article qu’il a publié en 1919 dans le JAMC, Osler a admis « avoir adopté une opinion trop partiale du problème », opinion qu’il a ensuite justifiée. Dans l’édition de 1920 de Principles and Practice, le commentaire sur les femmes hystériques avait disparu et les aspects comportementaux de la colonne typhoïde y étaient ramenés à la phrase suivante : « Une raideur au dos, une douleur parfois irradiante au mouvement et des douleurs à la pression sont les principales caractéristiques physiques qui s’ajoutent à des manifestations nerveuses marquées17 ».
Dans un éditorial sur la colonne typhoïde publié dans le Journal of the American Medical Association en 1907, on recommandait que « le médecin considère le problème comme organique et oriente son traitement en conséquence, sauf si les preuves démontrant la nature névrotique d’un cas donné sont convaincantes18 ».
Ce coup d’œil sur la carrière extraordinaire et distinguée d’Osler illustre la difficulté pour les cliniciens les plus avertis de rejeter les éléments dogmatiques. Même s’il a reconnu la cause bactérienne précise de la typhoïde19, Osler a hésité à abandonner le diagnostic de neurasthénie.
La spondylite typhoïde est considérée comme une maladie rare qui affecte principalement les personnes dont l’état de santé est compromis sur le plan médical ou nutritionnel. Elle découle de la dissémination de diverses espèces de Salmonella dans le sang. L’arthrite bactérienne constitue le résultat le plus fréquent de cette septicémie, mais des cas d’ostéomyélite, habituellement du tibia ou du fémur, et d’abcès paravertébraux ont égale-ment été signalés20,21.
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À la fin du XIXe siècle, on croyait que les symptômes qui ne correspondaient pas à ceux d’une maladie connue et précise étaient attribuables à la neurasthénie.
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Les articles de William Osler sur la spondylite typhoïde, complication rare d’une maladie alors courante, montrent combien il peut être difficile pour un clinicien de rejeter un concept en dépit des données probantes.
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Les symptômes de la colonne typhoïde sont attribuables à une ostéomyélite d’une vertèbre ou, dans les cas de paraplégie, à un abcès paravertébral.
Points à retenir
Footnotes
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Voir l’article connexe, « Typhoid spine », de William Osler, disponible à www.cmaj.ca/100/pdfs/typhoid_spine.pdf
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Intérêts concurrents : Aucun déclaré.
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Cet article a été sollicité et n’a pas été soumis à l’examen des pairs.