Voir la version anglaise de l’article ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.231568; voir le commentaire connexe ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.230620-f
Dans le présent numéro du JAMC, le Dr Jain et son équipe préconisent le dépistage multifactoriel du risque de prééclampsie précoce, suivi de la prescription d’acide acétylsalicylique (AAS) en cas de résultat positif1. Réalisé à environ 12 semaines de grossesse, ce dépistage permet de calculer le risque d’après les facteurs de risque cliniques, les résultats d’une échographie des artères utérines et des analyses biochimiques. Chez les personnes obtenant un résultat positif, la prise quotidienne d’AAS jusqu’à 36 semaines de grossesse réduit sensiblement le taux de prééclampsie précoce1. Malgré l’efficacité reconnue de la stratégie de prévention intégrée, son adoption est lente2; les freins à sa mise en œuvre révèlent le degré de fragmentation des soins en début de grossesse au Canada.
L’arrivée d’un nouvel outil de dépistage au premier trimestre donne l’occasion d’examiner d’un œil critique la prestation de soins en début de grossesse au Canada. La proportion de femmes ne recevant pas de soins prénataux adéquats a augmenté au cours de la dernière décennie3. En outre, 1 personne enceinte sur 5 ne peut pas profiter, en temps opportun, du dépistage génétique du premier trimestre, en particulier dans les régions rurales4.
Les soins préconceptionnels et ceux au cours du premier trimestre de grossesse sont généralement donnés par les médecins de famille ou en clinique sans rendez-vous5, mais les adultes en âge de procréer sont les moins susceptibles d’avoir une ou un prestataire de soins primaires6, surtout dans le contexte actuel de crise en soins primaires7. En outre, de moins en moins de médecins de famille fournissent des soins de maternité complets5, ce qui creuse un fossé grandissant en matière de soins en début de grossesse. En raison de la forte demande de ce type de soins, les obstétriciennes, les obstétriciens et les sages-femmes ne sont pas en mesure de pallier l’attrition des médecins de famille. Environ 40 % des femmes enceintes en Ontario se rendent aux services d’urgence pendant ou peu après la grossesse8, et l’impossibilité d’obtenir facilement des soins en début de grossesse n’est sûrement pas étranger à ce phénomène9.
Devant la fréquence accrue de la morbidité maternelle attribuable à la prééclampsie10, cette stratégie de prévention précoce de la prééclampsie est opportune et pertinente pour toutes les femmes en début de grossesse. Les troubles hypertensifs de la grossesse, surtout la prééclampsie grave d’apparition précoce, comportent des risques importants pour la mère, le fœtus et le nouveau-né11. Sans stratégie de prévention généralisée, on s’attend à une aggravation de la situation au Canada. Par exemple, la présence du diabète, de l’obésité et de l’hypertension avant la grossesse, troubles associés à la prééclampsie, est de plus en plus fréquente : elle touche respectivement 1 %, 18 % et 1 % des naissances au pays12. À ce jour, la prévention de la prééclampsie par l’AAS est rare au Canada2, en partie en raison du manque de prestataires de soins en début de grossesse et des difficultés d’accès à l’échographie en temps opportun.
Dans de nombreuses régions au Canada, on manque de technologues maîtrisant l’échographie Doppler des artères utérines et de laboratoires pouvant effectuer des mesures normalisées du facteur de croissance placentaire, un élément du dépistage multimodal. Les populations en région rurale doivent parfois parcourir de longues distances pour accéder à des centres en mesure de fournir ces services d’imagerie et d’analyse. Même en ville, des patientes et des prestataires disent avoir du mal à accéder à des services d’échographie interprétée par une ou un radiologiste en début de grossesse; la difficulté d’obtenir en temps opportun une échographie est aussi un facteur du recours aux services d’urgence pendant le premier trimestre13. En Ontario, il est alarmant de constater que 4 personnes sur 5 ayant des symptômes de fausse couche consultent les services d’urgence8 et que beaucoup y retournent pour recevoir des soins de suivi14.
L’anxiété associée aux problèmes de santé et l’inaccessibilité à des services de soins prénataux d’urgence jouent un rôle important dans la décision de se rendre aux services d’urgence15. Ces facteurs doivent être soigneusement pris en considération dans le cadre de la mise en place du dépistage multifactoriel en soins primaires ou de la prise en charge des cas de dépistage positif par les prestataires de soins primaires. Après le dépistage, les résultats doivent être communiqués rapidement afin de permettre aux personnes en début de grossesse et aux prestataires de soins d’avoir une discussion éclairée sur l’amorce du traitement par l’AAS. Il est donc fondamental de présenter aux prestataires des lignes de conduite claires et accessibles afin qu’ils puissent conseiller les personnes ayant obtenu un résultat positif, étant donné que le manque de connaissances sur les avantages de l’AAS et les risques de la prééclampsie diminue l’observance thérapeutique16.
Des obstacles semblables ont déjà été surmontés dans le contexte du dépistage sérologique des trisomies et des malformations par défaut de soudure de la colonne vertébrale17, mais le dépistage multimodal généralisé de la prééclampsie précoce peut avoir des conséquences inattendues, liées notamment au taux de faux positifs fixe de 10 % recommandé18. Une hausse, même marginale, des demandes de consultation en obstétrique et gynécologie et en médecine maternelle et fœtale pourrait accabler les systèmes de soins maternels surchargés, qui font déjà face à une crise d’effectifs19. Par exemple, une personne en début de grossesse considérée comme ayant un risque élevé de prééclampsie précoce subira-t-elle des examens de surveillance en cascade, y compris une consultation spécialisée qui coûte cher dans un centre potentiellement lointain? Afin de limiter les consultations imprévues en surspécialité après un dépistage positif, il faut communiquer clairement avec la personne et les prestataires pour éviter des classements erronés de patients durant l’établissement des programmes dans les régions et les provinces.
La mise sur pied d’une stratégie de prévention de la prééclampsie donne l’occasion d’améliorer la prestation de soins au premier trimestre. Dans certains pays comparables au Canada, au lieu de laisser aux femmes enceintes ou aux médecins de famille le fardeau de s’orienter dans le dédale des systèmes fragilisés, on a recours à des équipes interdisciplinaires, spécialement affectées à ce type de tâche, faciles d’accès en début de grossesse et équipées pour prendre en charge les complications précoces comme les fausses couches20,21.
Les personnes en début de grossesse ont besoin d’un accès simple et centralisé à divers types de soins : en début de grossesse, prénataux, liés aux complications et d’atténuation des risques présentés par les maladies antérieures. Le commentaire du Dr Jain et son équipe sur le dépistage multimodal de la prééclampsie précoce1 rappelle aussi qu’il est possible de redresser les systèmes de soins en début de grossesse fragilisés au Canada.
Footnotes
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