Voir la version anglaise de l’article ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.231015; voir la ligne directrice connexe ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.230715-f
Les antidépresseurs de la classe des inhibiteurs sélectifs du recaptage de la sérotonine (ISRS) sont couramment prescrits au Canada, notamment aux personnes atteintes ou à risque de trouble lié à l’utilisation d’alcool (TUA).
Des méta-analyses suggèrent qu’un traitement par ISRS n’améliorerait pas forcément les symptômes dépressifs chez les personnes aussi atteintes de TUA.
Les prestataires de soins de santé devraient traiter le TUA sousjacent par des interventions de première intention pharmacologiques (p. ex., naltrexone) et comportementales.
Les prestataires de soins de santé devraient aussi savoir que chez certaines personnes, les ISRS pourraient causer ou aggraver le TUA.
Une femme de 52 ans a été admise dans un établissement d’aide au sevrage d’alcool. Elle décrivait des symptômes d’envie irrépressible intense se traduisant par une période de consommation d’alcool croissante sur 6 mois. Elle a reçu un diagnostic de trouble grave lié à la consommation d’alcool (TUA) répondant aux 11 critères de la 5e édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5). Sa consommation quotidienne d’alcool est passée d’environ une demi-bouteille de vin en soirée au départ (environ 2,6 consommations standard au Canada1), à environ 2 bouteilles de vin et des spiritueux consommés dès le matin (soit environ 18 consommations standard).
Elle a déclaré qu’avant de souffrir d’un TUA grave, elle était mariée et avait un emploi et un logement stable. Elle a ajouté que sa consommation initiale de longue date était associée à son emploi dans un secteur où les activités sociales incluant de l’alcool sont courantes. Par contre, elle ne croit pas que l’alcool était autrefois la cause de problèmes majeurs dans sa vie, et n’avait pas connu de périodes prolongées d’humeur dépressive. Elle a décrit avoir subi des gueules de bois et un gain pondéral possiblement dus à la consommation d’alcool, correspondant à un léger TUA, mais on ignore si elle répondait au critère du DSM-5 de « souffrance cliniquement significative ou altération du fonctionnement » découlant de la consommation d’alcool.
Elle a décrit une hausse de son anxiété et de ses symptômes dépressifs, qu’elle a associée à l’isolement social durant la pandémie de COVID-19. Son médecin de famille lui a prescrit de l’escitalopram pour traiter sa dépression. La dose d’escitalopram a été augmentée de 5 mg/j à 20 mg/j, et la patiente a pris ce médicament pendant 6 mois sans voir d’amélioration de ses symptômes thymiques. Elle a signalé la hausse d’une envie irrépressible et d’une compulsion de consommer de l’alcool coïncidant avec l’instauration du traitement par escitalopram, ce qui l’a menée à commencer à boire le matin et pendant la journée, comme décrit à son admission à l’établissement de sevrage sous supervision médicale.
Comme les symptômes dépressifs de la patiente ne s’étaient pas améliorés avec le traitement par inhibiteur sélectif du recaptage de la sérotonine (ISRS), et en raison de l’envie irrépressible et de la consommation d’alcool accrues, le médecin traitant la dépendance a recommandé un sevrage de l’escitalopram prescrit sur une période de 3 semaines au terme de la prise en charge du sevrage d’alcool. La patiente a reçu une prescription de naltrexone, un médicament réduisant l’appétence pour l’alcool. La patiente a pris la naltrexone, mais a choisi de l’abandonner après le sevrage d’ISRS, comme son envie irrépressible d’alcool avait disparu. Six mois après la prise en charge du sevrage et la fin du traitement par ISRS, elle était restée sobre et sans symptômes dépressifs.
Discussion
Environ 75 % de la population canadienne consomme de l’alcool, qui est l’une des principales causes de maladies évitables, de blessures et de décès1. En 2017 seulement, l’alcool était en cause dans 18 000 décès et a coûté 5,4 milliards de dollars aux systèmes de santé du pays1. Près de 20 % des personnes au Canada répondront aux critères du TUA dans leur vie2.
La dépression et l’anxiété sont des comorbidités fréquentes du TUA. On estime que la prévalence à vie de la dépression induite par l’usage de substances psychoactives chez les personnes atteintes d’un TUA est de 26 %, et 15 % d’entre elles auront au moins 1 épisode dépressif majeur3. Bien que les symptômes anxieux et dépressifs résultent souvent des conséquences sociales du TUA, certains peuvent aussi être la manifestation de processus neurologiques, comme les symptômes de sevrage adrénergiques ressentis comme de l’anxiété. Étant donné que le TUA peut être accompagné de symptômes comme l’insomnie, la dysphorie et l’anxiété (y compris dans les cas où la personne n’a peut-être pas conscience de la contribution de l’alcool), il se peut que les prestataires de soins de santé traitent les symptômes relatifs à l’état de santé mentale sans régler la cause profonde, soit la consommation excessive d’alcool4. En effet, la dépression, l’anxiété et l’insomnie induites par l’usage de substances psychoactives se résorbent habituellement vite une fois que la personne cesse de consommer de l’alcool4.
Le cas de cette patiente était complexe, en raison de multiples facteurs de confusion sociaux, comme la pandémie de COVID-19 et l’isolement accru. Même si l’amorce du traitement par ISRS semblait être une explication plausible pour l’augmentation de la consommation d’alcool, d’autres facteurs ont possiblement joué un rôle important. Ce cas démontre que même s’il est monnaie courante de prescrire des ISRS aux personnes atteintes de TUA2,4, ces médicaments pourraient s’avérer inefficaces pour traiter leurs symptômes dépressifs et pourraient même aggraver la consommation d’alcool.
La recherche démontre que les ISRS n’amélioreraient pas forcément les symptômes dépressifs des personnes atteintes de TUA. Dans une revue systématique de 2018 comparant des antidépresseurs à des placebos chez des personnes souffrant simultanément de dépression et de dépendance à l’alcool, aucune réduction statistiquement significative de la gravité des symptômes dépressifs n’a été observée, une fois les études présentant un risque élevé de biais retirées5. Les auteurs de cette revue ont reconnu qu’une limite majeure de la recherche dans ce domaine est la difficulté à diagnostiquer un trouble de l’humeur primaire chez les personnes atteintes de TUA6. Selon une méta-analyse visant à distinguer la dépression induite par l’usage de substances psychoactives ou non différenciée d’un trouble dépressif majeur (TDM) chez les personnes atteintes de TUA, les ISRS ont réduit de façon significative, mais modeste, les symptômes dépressifs dans le groupe ayant un TDM, mais pas dans celui ayant une dépression induite par l’usage de substances psychoactives7. Cela dit, une métaanalyse de 2020 limitée aux études dans lesquelles les TDM et les TUA étaient documentés n’appuie pas les bienfaits des ISRS dans cette population et conclut que les traitements par ISRS n’ont aucun effet sur les TDM chez les personnes atteintes de TUA. À noter que la plupart de ces études portaient seulement sur des personnes qui consommaient de l’alcool à ce moment, et ne s’appliquent donc pas à celles en rémission durable du TUA.
Il importe de dresser un historique détaillé de la consommation de substances psychoactives, notamment de la consommation de départ, à l’évaluation d’une personne présentant des symptômes dépressifs. Les prestataires de soins de santé peuvent tenter de distinguer une dépression induite par l’usage de substances psychoactives d’un TDM en déterminant si les symptômes dépressifs sont apparus avant le début de la consommation ou pendant des périodes d’abstinence prolongée (idéalement de 6 semaines ou plus)3,4. La nouvelle Ligne directrice canadienne pour la prise en charge clinique de la consommation d’alcool à risque élevé et du trouble lié à l’utilisation d’alcool recommande de traiter le TUA sous-jacent avec des traitements de première intention pharmacologiques (p. ex., naltrexone) et psychosociaux, et les symptômes dépressifs simultanés, avec des interventions comportementales comme la thérapie cognitivo-comportementale8. Les données sur d’autres formes de pharmacothérapie pour les symptômes dépressifs chez les personnes atteintes de TUA sont moins robustes, mais certaines études suggèrent que des antidépresseurs autres que les ISRS pourraient avoir leurs avantages6,9.
On a aussi étudié les retombées du traitement par ISRS sur la consommation des personnes atteintes de TUA. Une revue systématique d’essais contrôlés randomisés (ECR) a fait état d’une amélioration de certains indicateurs liés à l’alcool après la prise d’ISRS (nombre de personnes abstinentes, nombre de consommations par jour), mais ne montre aucune amélioration évidente pour d’autres indicateurs comme le nombre de jours d’abstinence, le nombre de personnes qui boivent de manière excessive et le temps écoulé avant la première rechute5. Une méta-analyse plus récente ne décèle aucun bénéfice des ISRS quant à la sobriété dans cette population6. De plus, une série d’ECR et une étude de série de cas portant sur 93 personnes suggèrent qu’un sous-groupe pourrait voir sa consommation d’alcool empirer après la prescription d’ISRS10–13. Le mécanisme à l’origine de l’exacerbation reste mystérieux, mais des hausses d’envie irrépressible ont été signalées10. La désinhibition et l’augmentation de l’impulsivité ont aussi été soulevées4 et pourraient être atténuées par la libération accrue de dopamine dans le noyau accumbens13.
Lors d’un ECR portant sur 265 personnes atteintes d’un TUA, le groupe traité avec un ISRS a vu ses symptômes du TUA s’aggraver (augmentation du nombre de jours où de l’alcool est consommé, du nombre de consommations par jour et du montant d’argent dépensé en alcool)11. Même si ce n’est pas déclaré systématiquement, d’autres ECR suggèrent que le traitement par ISRS peut augmenter la consommation chez les personnes qui commencent à consommer de l’alcool plus tôt et sont atteintes d’un TUA plus grave, tandis qu’il pourrait la réduire chez celles qui commencent à consommer de l’alcool plus tard et sont atteintes d’un TUA plus léger12,14. Des équipes de recherche suggèrent que le phénomène serait possiblement dû au génotype de la région du promoteur lié au transporteur de 5-hydroxytryptamine14. Toutefois, les données actuelles ne sont pas concluantes, et aucun « examen » ne peut aider les prestataires de soins de santé à déterminer quelles personnes sont plus à risque de subir cet effet indésirable. Comme il n’est pas rare que les personnes qui consomment de l’alcool consomment aussi d’autres substances psychoactives, il faut également noter que certaines études sur les ISRS ou les inhibiteurs de recaptage de la sérotonine–noradrénaline dans des cas de troubles associés à d’autres substances psychoactives ont aussi conclu à une consommation accrue de substances psychoactives, sans amélioration des symptômes relatifs à l’état de santé mentale6,15.
Il demeure une priorité urgente d’établir des interventions en matière de soutien à la santé mentale à l’efficacité scientifiquement démontrée pour les personnes qui consomment de l’alcool, ainsi que de mener davantage de recherches de grande qualité sur le sujet. Le cas de cette patiente souligne l’importance de bien prendre en compte les circonstances et la complexité de chaque cas avant d’amorcer un traitement par ISRS, notamment en dressant un historique détaillé de la consommation de substances psychoactives et de la consommation de départ. On peut raisonnablement poursuivre le traitement par ISRS chez les personnes atteintes de TUA qui ont vu leurs symptômes dépressifs s’améliorer grâce au traitement, sans aggravation de leur consommation d’alcool. Toutefois, comme pour toute autre classe de médicaments, il est bon de faire une revue des médicaments de la patientèle dont les symptômes ne sont pas améliorés avec un tel traitement, dans le cadre des soins habituels. De plus, comme il n’est pas toujours possible de prédire les effets indésirables, les prestataires de soins de santé devraient rester à l’affût d’une consommation accrue d’alcool qui coïncide avec l’amorce d’un traitement par ISRS, et faire cesser l’utilisation de ce médicament au besoin.
La section « Études de cas » présente de brefs rapports de cas à partir desquels des leçons claires et pratiques peuvent être tirées. Les rapports portant sur des cas typiques de problèmes importants, mais rares ou sur des cas atypiques importants de problèmes courants sont privilégiés. Chaque article commence par la présentation du cas (500 mots maximum), laquelle est suivie d’une discussion sur l’affection sous-jacente (1000 mots maximum). La soumission d’éléments visuels (p. ex., tableaux des diagnostics différentiels, des caractéristiques cliniques ou de la méthode diagnostique) est encouragée. Le consentement des patients doit impérativement être obtenu pour la publication de leur cas. Renseignements destinés aux auteurs : www.cmaj.ca
Remerciement
Les auteurs et l’autrice désirent remercier la patiente d’avoir eu la générosité de raconter son histoire.
Footnotes
Intérêts concurrents: Nikki Bozinoff déclare avoir reçu des bourses de recherche de l’Academic Health Sciences Alternate Funding Program (Programme de financement alternatif de l’Académie des sciences de la santé), des Instituts de recherche en santé du Canada et de la communauté philanthropique womenmind (indépendamment du manuscrit soumis). La Dre Bozinoff a reçu une subvention du National Institute on Drug Abuse (Institut national sur la toxicomanie) (R25-DA037756), en appui du présent manuscrit, ainsi que des honoraires du Collège des médecins de famille de l’Ontario pour des activités éducatives et un paiement du Centre de toxicomanie et de santé mentale pour l’élaboration de matériel de perfectionnement professionnel continu indépendamment du présent manuscrit. Aucun autre intérêt concurrent n’a été déclaré.
Cet article a été révisé par des pairs.
Les auteurs ont obtenu le consentement de la patiente.
Collaborateurs: Preet Gandhi a contribué à l’élaboration et à la conception de l’étude. Preet Gandhi et Nikki Bozinoff ont rédigé l’ébauche du manuscrit. Nikki Bozinoff et David Healy ont révisé de façon critique le contenu intellectuel important du manuscrit. Les auteurs et l’autrice ont aussi donné leur approbation finale pour la version destinée à être publiée et assument l’entière responsabilité de tous les aspects du travail.
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