En 2007, Shilpa a reçu un diagnostic de lymphome hodgkinien; elle avait 21 ans et en était à sa dernière année d’études universitaires de premier cycle. Après des traitements de chimiothérapie et de radiothérapie, elle a développé une fibrose pulmonaire en 2011. Un an plus tard, à la suite d’une transplantation bipulmonaire, elle a souffert de diverses complications postopératoires, dont une dysfonction primaire du greffon et une sepsie à Gram négatif, et elle a dû effectuer un séjour prolongé en unité de soins intensifs, durant lequel elle a été placée sous ventilation mécanique et oxygénation par membrane extracorporelle. Elle a obtenu son congé 2 mois après la transplantation.
Un an plus tard, Shilpa a été réadmise en unité de soins intensifs en raison de complications additionnelles, dont un syndrome lymphoprolifératif post-transplantation (SLPT), une virémie à cytomégalovirus, une occlusion intestinale, et une grave hémorragie gastrointestinale haute. Son hospitalisation a duré 4 mois. À un certain point, Shilpa s’est elle-même extubée délibérément, mais vu l’état de sa fonction pulmonaire, les médecins ont convenu qu’elle devait être réintubée — pour une quatrième fois en moins de 2 mois. Shilpa était jeune; individuellement, chacun de ses nombreux troubles de santé était gérable, mais leur accumulation lui suscitait de grandes préoccupations quant à sa qualité de vie, ce dont elle avait fait part aux médecins. Un duo de spécialistes (en intervention spirituelle et en psychiatrie en milieu hospitalier) a rencontré Shilpa pour mieux comprendre et expliquer à l’équipe médicale pourquoi elle s’était extubée volontairement et était réticente à être réintubée. À ce stade, l’équipe médicale et la famille de Shilpa ont déterminé que Shilpa n’était pas en mesure de prendre ses propres décisions et elle a de nouveau été intubée. Son état de santé s’est finalement stabilisé. Deux mois plus tard, elle quittait l’hôpital.
Aujourd’hui, Shilpa voyage avec son mari, sort manger à Toronto avec sa famille et ses amis, et travaille comme épidémiologiste. En raison de l’utilisation à long terme de tacrolimus et de la prise de médicaments néphrotoxiques (triméthoprime–sulfaméthoxazole) pour une pneumonie à Pneumocystis jirovecii, Shilpa a développé une insuffisance rénale de stade terminal et reçoit des traitements d’hémodialyse nocturne à domicile depuis septembre 2021. Elle a subi, en décembre 2023, une transplantation rénale à partir d’un donneur vivant, son mari.
Le point de vue de Shilpa
La transplantation pulmonaire m’a sauvé la vie, mais le parcours et les décisions à prendre étaient loin d’être faciles. Quelques mois après l’intervention, j’ai été réadmise en unité de soins intensifs pour un SLPT, et je me sentais bien plus malade qu’avant la transplantation. Mon quotidien se résumait à subir des traitements, des intubations et des transfusions. Cette vie, confinée à un lit d’hôpital, m’était devenue insupportable. Bien souvent, j’étais trop mal en point pour témoigner de la reconnaissance à mes proches qui veillaient sur moi. Malgré tout, j’ai eu de la chance: l’une de mes meilleures amies, Malika, faisait partie de mon équipe de soins (figure 1).
Shilpa (à gauche) et Malika (à droite) au fil des années.
Image courtesy of Malika Sharma
Tous les choix de traitement que j’avais faits jusque-là étaient axés uniquement sur la survie. Les médecins parlaient toujours des gains potentiels, énumérant les risques et les complications comme des obstacles peu probables, et non comme de nouveaux défis à surmonter. À mesure que ces complications supposément rares s’accumulaient, pour la première fois depuis mon diagnostic de lymphome 6 ans plus tôt, je me suis demandé si je prenais les bonnes décisions. Je voulais vivre, mais je commençais à me demander à quoi ressemblerait ma vie après des mois branchée à des appareils. J’ai cru que je ne faisais que retarder l’inévitable: soit la mort, soit une vie médiocre, soit une vie médiocre menant à la mort. Je devais lâcher prise. Je ne voulais plus qu’on m’intube.
Alors que j’étais au fond du baril, je me suis confiée à Malika, je savais qu’elle m’écouterait. Je lui ai dit que j’en avais assez. En tant que médecin, elle savait à quoi ressemblerait le pire scénario pour moi; et en tant qu’amie, elle comprenait comment cela pourrait me briser. Pour moi, la pire éventualité n’était pas la mort, mais une vie dont je ne pourrais pas profiter librement, sans travailler, ni voyager, ni même m’asseoir dehors.
Ma famille ne voulait pas que j’abandonne, et peut-être que les médecins n’avaient pas confiance en mon jugement, compte tenu de mon état. Mes souvenirs de cette période sont flous, mais je me rappelle qu’on tentait de me faire bien comprendre les conséquences de ne pas être intubée à nouveau. On ne m’a pas dit comment la décision de m’intuber contre mon gré avait été prise, mais c’est arrivé. Heureusement, mon état s’est amélioré et j’ai retrouvé le goût de vivre.
J’ai été rapidement extubée, mais quelques jours plus tard, j’étais à nouveau sur le point d’être branchée à un respirateur. J’ai résisté, car je ne voulais pas être réintubée, mais cette fois je me battais pour ma vie et ma liberté de choisir. Repousser le respirateur n’était plus le reflet de ma résignation: je devais m’en passer pour retrouver la force de vivre et respirer par moi-même. Cette nuit-là, l’infirmière en poste l’a compris et est intervenue en suggérant l’usage d’un appareil à pression positive à 2 niveaux (souvent appelé BiPAP: bilevel positive airway pressure) pour m’éviter une autre intubation. Elle m’a encouragée toute la nuit, inscrivant les heures restantes avant le lever du soleil sur mon tableau blanc. J’avais enfin de l’espoir, la sensation d’avoir regagné un certain contrôle sur ma vie et sur la façon dont je survivrais.
Je suis très reconnaissante de tous les soins médicaux que j’ai reçus; sans cela, je reconnais que je ne serais peut-être pas ici pour écrire ces lignes. Les patients et patientes se voient souvent proposer des solutions imparfaites, et on leur demande de se concentrer sur leur survie en faisant fi du reste. Lorsque j’ai été réintubée, mon équipe médicale ne pouvait rien garantir, surtout pas une « solution parfaite ». J’ai l’impression que, pour les médecins, les soins médicaux se limitent parfois à une question de vie ou de mort. Pour nous, patients et patientes, la situation est moins tranchée; la survie à tout prix n’est pas forcément le meilleur choix. Pour s’assurer que leurs décisions sont les bonnes, les équipes médicales doivent comprendre les valeurs des personnes qu’elles soignent.
Dans un contexte où chaque décision peut engendrer un effet domino, j’ai appris à écouter mon équipe médicale et à m’interroger sur les répercussions globales, pour moi, de chaque avenue envisagée, en faisant bien comprendre à tout le monde qu’au-delà de la patiente, il y a une personne. Cette perspective globale, qui permet d’établir un ratio risques-bénéfices, doit être au fondement de tout processus décisionnel commun ayant une incidence sur ma vie.
Le point de vue de Malika (amie et médecin)
En 2013, j’effectuais un stage en transplantations dans le cadre d’une spécialisation en maladies infectieuses lorsque notre équipe a pris Shilpa en charge à sa deuxième admission en unité de soins intensifs. Shilpa et moi étions comme des sœurs, nous nous connaissions depuis une dizaine d’années. Je lui ai demandé si elle pensait que je devais me retirer de son dossier; elle a dit non. Nous avons accueilli cela comme une occasion de passer du temps ensemble. Chaque jour, je gardais Shilpa comme dernière patiente de ma tournée. Je commençais par l’interroger sur sa fièvre et ses symptômes gastro-intestinaux, puis je m’installais confortablement avec elle pour discuter. Avant de rentrer chez moi après le travail, j’enlevais mon stéthoscope et je pleurais dans le couloir.
Une nuit, je suis allée la voir à l’unité de soins intensifs. Son état laissait présager une nouvelle intubation. Elle était à l’hôpital depuis des semaines et commençait à craindre de passer le reste de sa vie incapable de bouger, encore plus limitée qu’avant la transplantation pulmonaire. En tant que médecin, je considérais qu’une intubation était indiquée. Shilpa était jeune et elle pouvait encore guérir. En tant qu’amie, je voulais qu’elle puisse prendre ses propres décisions. Et surtout, je ne voulais pas qu’elle meure. Durant ma formation, j’avais pris part à de nombreuses discussions sur la réanimation, mais ce contexte était différent. Quand Shilpa s’ouvrait à moi, c’est à son amie qu’elle parlait, pas à son médecin. J’ai donc discuté avec la mère et la sœur de Shilpa de sa réticence à être réintubée en tant que son amie, pas son médecin. Même si j’étais assez proche d’elles pour parler ouvertement, je n’ai pas voulu aller trop loin, de peur de semer la confusion ou la discorde au sein de la famille et de l’équipe de soins. En plus, je dois avouer que je n’aurais pas pu supporter la responsabilité de sa mort éventuelle si j’avais été la seule à m’opposer fermement à l’intubation.
Je me suis remise en question pendant des années. Je me suis demandé si je n’avais pas laissé tomber Shilpa, en quelque sorte; aurais-je dû m’opposer à l’intubation? J’ignorais totalement à l’époque que l’issue serait favorable. Je soupçonne aussi Shilpa de n’avoir pas voulu que je me batte à sa place. C’est quelque chose qu’elle fait très bien seule, comme elle l’a montré la première nuit avec le BiPAP. Peut-être avait-elle trouvé en moi quelqu’un avec qui exprimer ses craintes et sa colère, le temps de déposer le fardeau de l’optimisme pour se reposer un peu, avant de reprendre le combat.
En ourdou, sahil signifie à la fois « rive » et « guide ». En repensant au séjour à l’hôpital de Shilpa, je réalise qu’à bien des égards, sahil définit le travail clinique: naviguer en eaux troubles pour faire passer les gens d’une rive à l’autre. En tant que médecins, nous souhaitons que la traversée soit linéaire et douce, mais les eaux ne sont pas toujours calmes. Nous ne pouvons pas limiter ou éviter l’incertitude, nous devons composer avec. Ni la traversée ni l’embarcation n’appartient au personnel soignant: les choix importants reviennent aux patients et aux patientes et à leurs proches. En tant que médecin, le mieux que je puisse faire est de les accompagner, et de mettre à profit mon expérience et mes connaissances afin de les aider à prendre les bonnes décisions. Les souhaits et les choix de Shilpa m’ont beaucoup appris sur l’espoir et le désespoir face à l’incertitude. Malgré les terribles difficultés qu’elle a subies, elle continue à vivre et à travailler. Elle est mariée et a acheté une maison. Elle vient souper chez moi. Elle accueille l’espoir comme le désespoir, parfois simultanément, et m’a appris à faire de même. Shilpa m’a enseigné que, si le désespoir a sa place dans l’embarcation, c’est souvent l’espoir qui nous guide et nous amène à bon port.
Les articles « Consultation-360° » mettent en lumière certains aspects interpersonnels et systémiques des soins de santé rarement abordés dans les autres articles de cette section du JAMC. Chaque article comporte un résumé des antécédents médicaux et les réflexions personnelles de 2–4 personnes impliquées dans une même consultation clinique. Un des auteurs est toujours un patient, un membre de la famille ou un proche aidant. Les réflexions des autres auteurs (p. ex., médecins, personnel infirmier, travailleurs sociaux, diététiciennes, etc.) mettent en évidence divers points de vue représentés au cours de la consultation. Pour plus d’information, veuillez consulter https://www.cmaj.ca/submission-guidelines ou communiquer avec PatientEngagement{at}cmaj.ca.
Footnotes
Intérêts concurrents: Aucun déclaré.
Cet article a été révisé par des pairs.
Traduction et révision: Équipe Francophonie de l’Association médicale canadienne
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