Lewis Lapham, rédacteur du Harper's Magazine, a interrompu récemment sa diatribe mensuelle contre la politique étrangère américaine pour tourner en dérision une cible plus locale : le recours aux interdictions de fumer en public à New York pour éliminer les maux causés par la fumée de tabac secondaire. M. Lapham est d'avis que ces efforts «d'hygiène sociale», qui menacent d'aller jusqu'à interdire de fumer dans les parcs publics, constituent une attaque irrationnelle contre la liberté personnelle, attisée par les craintes exagérées du risque. Selon ce fumeur irréductible depuis 50 ans, «on peut aménager les statistiques à la mode de n'importe quelle saison»1.
Une opinion sceptique à l'égard des risques posés par la fumée de tabac secondaire a fait aussi son apparition récemment dans une source qui prête moins à la polémique : en mai, le BMJ a publié une étude fondée sur des observations réalisées en plus de 39 ans sur 35 561 adultes qui n'avaient jamais fumé et dont les habitudes de tabagisme du conjoint étaient connues. Les auteurs n'ont trouvé «aucun lien significatif» entre la mortalité reliée au tabac et l'exposition à la fumée de tabac secondaire2. Les rédacteurs du journal ont provoqué carrément la rectitude politique en affirmant, en page couverture, qu'il se peut que le tabagisme passif ne tue pas. Comme on pouvait le prévoir, l'étude et sa commandite avouée par l'industrie du tabac ont scandalisé.
L'éventail des méthodologies de recherche qui aident à comprendre les risques que posent les contaminants environnementaux pour la santé humaine est limité. Nous ne pouvons réaliser d'études randomisées pour vérifier les effets du tabagisme, de l'intoxication au plomb ou de l'utilisation du cellulaire au volant. Nous sommes limités aux études par observation qui sont toujours compliquées, source de confusion, vulnérables aux passions et contestables.
Le problème que posent les données sur le tabagisme passif (et beaucoup d'autres dangers environnementaux possibles), c'est que les risques estimés se rapprochent tellement de zéro. L'étude publiée dans le BMJ a montré que les risques de maladies cardiaques, de cancer du poumon et de bronchopneumopathie chronique obstructive chez les personnes qui n'ont jamais fumé et vivent avec un fumeur comparativement à ceux des personnes qui vivent avec un non-fumeur s'établissaient à 0,94 (intervalle de confiance [IC] à 95 % 0,85–1,05), 0,75 (IC à 95 % 0,42–1,35) et 1,27 (IC à 95 % 0,78–2,08) respectivement — toutes ces données sont statistiquement non significatives et aucune n'est très importante.
Il y a 53 ans, le BMJ a publié une recherche de Doll et Hill portant sur 649 hommes atteints d'un cancer du poumon et ont comparé leurs habitudes de tabagisme à celle d'un groupe de 649 hommes comparables qui n'avaient pas le cancer du poumon3. Le risque (coefficient de probabilité) de cancer du poumon chez les fumeurs comparativement à celui des non-fumeurs s'établissait à 14,0, ce qui signifie que les fumeurs étaient 14 fois plus susceptibles d'avoir un cancer du poumon que les non-fumeurs.
Ce résultat est intéressant pour 3 raisons. Tout d'abord, il est révélateur de constater que cette augmentation énorme du risque n'était pas apparente à la suite d'une observation non structurée : comme la plupart des hommes fumaient, les effets de ce comportement n'étaient pas apparents. Deuxièmement, même si l'on a contesté ces risques d'une importance étonnante, l'étude (et d'autres qui ont suivi) a marqué le début d'un repli long mais régulier du tabagisme chez les hommes, suivi des décennies plus tard d'une baisse de la mortalité causée par le cancer du poumon. Troisièmement, dans l'optique de la presque totalité de la recherche courante sur les dangers environnementaux, où les défenseurs de la santé publique (ou hygiénistes sociaux?) considèrent des coefficients de probabilité de 1,2 (ou une augmentation du risque de 20 %) comme une raison suffisante d'agir, il faudrait peut-être nous demander si nous faisons parfois preuve d'un zèle excessif dans les efforts que nous déployons pour faire connaÎtre les dangers d'envergure plus limitée et les réglementer.
Il est impossible de contrôler entièrement les variables confusionnelles dans des études d'observation. Plus l'estimation du risque est limitée, plus la chance est grande que des facteurs confusionnels le déforment et le rendent non valide. Cela ne veut pas dire qu'il faut laisser tomber les études d'observation. Face aux résultats de l'étude récente, nous pouvons décider individuellement de changer de comportement et, peut-être, de modifier ainsi notre exposition au risque. Lorsqu'on interprète des résultats et défend ensuite des politiques publiques et des mesures législatives visant à réglementer l'exposition, il faut redoubler de prudence pour ne pas aménager les statistiques à la mode de l'heure. Nous devons être ouverts au doute, honnêtes dans nos interprétations et prudents dans nos recommandations. Les affirmations exagérées sur le risque ne feront que miner la crédibilité et l'efficacité de la santé publique. — JAMC
References
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