Les applications utilisant l’intelligence artificielle dans le dépistage du cancer colorectal comprennent la détection assistée par ordinateur (DAOe) et le diagnostic (ou la différentiation) assisté par ordinateur (DAOx).
La DAOe permet de repérer les lésions précancéreuses pendant la coloscopie en utilisant des algorithmes d’apprentissage machine, ce qui réduit l’incidence des issues défavorables secondaires à la variabilité entre les coloscopistes, alors que le DAOx permet de caractériser lesdites lésions en effectuant des biopsies optiques, ce qui élimine la nécessité d’évaluations histopathologiques.
Bien que des données récentes portent à croire que le rendement de ces modèles est supérieur aux normes de pratique actuelles, des recherches supplémentaires sont en cours pour aider à réduire les erreurs de caractérisation des lésions ainsi que pour répondre aux préoccupations concernant la protection des renseignements personnels et réduire les biais involontaires.
Plusieurs systèmes de DAOe ont été approuvés pour une utilisation à des fins cliniques dans le monde, y compris au Canada; aucun système de DAOx n’a cependant été approuvé en Amérique du Nord.
Le cancer colorectal (CCR) est l’un des cancers les plus fréquemment diagnostiqués au Canada; il entraîne le décès dans 10 % des cas1. Au Canada, le dépistage organisé du CCR s’effectue habituellement au moyen d’un test immunochimique fécal ou d’un test de recherche de sang occulte dans les selles au gaïac tous les 2 ans chez les personnes âgées de 50–75 ans. Pour celles dont au moins 1 parent au premier degré a des antécédents de CCR, le dépistage débute à un plus jeune âge et consiste en une coloscopie effectuée tous les 5–10 ans1.
La coloscopie est indiquée chez les patients ayant obtenu un résultat positif aux tests biochimiques; elle peut aussi servir à guider des décisions diagnostiques et thérapeutiques permettant la stratification pour subir d’autres tests et évaluations1. La coloscopie permet la détection de polypes adénomateux, sessiles et dentelés, dont le potentiel malin peut varier, ainsi que de lésions hyperplasiques (un type de polype dentelé qui n’est pas associé à un risque élevé de potentiel malin). On a observé que la surveillance endoscopique réduit l’incidence du CCR au Canada, grâce à la détection et à la résection des lésions précancéreuses1.
L’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) dans le dépistage du CCR améliore le taux de détection des adénomes, diminue la variabilité technique d’un coloscopiste à l’autre (c.-à-d., la variabilité intercoloscopiste) et permet une caractérisation de grande précision des très petits polypes pour une prise en charge ultérieure2.
Comment peut-on utiliser l’IA dans le dépistage du cancer colorectal?
En général, l’utilisation de l’IA implique un apprentissage machine, soit l’inférence de tendances à partir de larges ensembles de données d’entraînement permettant d’appliquer des prédictions à partir des données de patients individuels3. Deux des principales applications de l’IA dans le dépistage du CCR sont la détection assistée par ordinateur (DAOe) et le diagnostic (ou la différentiation) assisté par ordinateur (DAOx). Tous deux font appel à des modèles complexes qui s’appuient sur des algorithmes séquentiels et hiérarchiques ou des réseaux neuronaux convolutifs; la DAOe est utilisée pour repérer les lésions, alors que le DAOx permet de caractériser lesdites lésions en effectuant des biopsies optiques, ce qui élimine la nécessité d’évaluations histopathologiques2.
La biopsie optique tire parti des propriétés de la lumière pour permettre d’effectuer un diagnostic en temps réel des tissus, ce qui n’était auparavant possible que par une analyse histologique ex vivo3. Cette technique novatrice d’examen des tissus humains in vivo englobe différentes méthodes, notamment divers types de chromoendoscopie virtuelle, de coloscopie par imagerie (p. ex., imagerie à bande spectrale étroite), ou de techniques d’analyse microscopique (p. ex., endomicroscopie confocale par laser, endocytoscopie). Ces techniques s’appuient sur la rétrodiffusion de la lumière dans le proche infrarouge pour estimer le degré de pénétration des tissus et la profondeur de l’invasion des muqueuses, comme on le ferait dans une évaluation histologique3. L’utilisation de systèmes de DAOe et de DAOx exige tout de même des techniques de base en coloscopie, notamment l’examen avec vue à 360°, l’aspiration appropriée des fluides et des débris et l’insufflation suffisante de la lumière du côlon.
Quels problèmes la DAOe et le DAOx peuventils résoudre?
Certaines stratégies peuvent améliorer la détection des polypes durant la coloscopie: optimisation de la préparation intestinale, respect d’un temps minimum avant le retrait du coloscope du cæcum, utilisation de capuchons à l’extrémité du coloscope afin d’améliorer la visualisation, utilisation d’un coloscope à haute définition4,5. Malgré celles-ci, le taux de détection des polypes et de résection subséquente des lésions précancéreuses reste largement tributaire de l’opérateur; des études indiquent d’ailleurs que le taux de détection varie largement d’un ou une endoscopiste à l’autre, soit de 7 %–53 % selon la personne2. Si certains ou certaines endoscopistes manquent des adénomes, les patients présentent alors un risque de voir ceux-ci évoluer en CCR par la suite4.
Chaque augmentation de 1 % du taux de détection des adénomes correspond à une diminution de 3 % de la mortalité due au cancer du côlon; il faut donc encourager toutes les mesures pouvant améliorer la détection des polypes et réduire les conséquences de la variabilité de la performance des endoscopistes5. La DAOe pourrait améliorer la fiabilité de la détection des lésions précancéreuses pendant la coloscopie et réduire les issues défavorables liées à la variabilité de la détection entre les coloscopistes.
Dans des études, la biopsie optique permet d’adopter une stratégie « diagnostiquer et attendre », où les très petits polypes hyperplasiques (≤ 5 mm)1, essentiellement bénins, peuvent être laissés in situ, ou une stratégie « réséquer et éliminer », où l’on effectue immédiatement la résection des très petits polypes adénomateux, sans effectuer d’évaluation histopathologique6. En pratique, de nombreux coloscopistes continuent à réséquer les très petits polypes (≤ 5 mm) et à les envoyer au laboratoire de pathologie6. Au Royaume-Uni, une stratégie de résection sans analyse subséquente des très petits polypes est autorisée depuis 2017, mais la variabilité intercoloscopiste retarde son adoption à large échelle7.
Le manque de coloscopistes ayant la capacité d’effectuer une caractérisation précise in vivo à l’aide des techniques actuelles de biopsie optique des très petits polypes se traduit par des évaluations histopathologiques inutiles de très petits polypes réséqués, ce qui se répercute sur les coûts et les ressources. L’utilisation du DAOx peut diminuer le nombre d’évaluations histologiques inutiles de très petits polypes, en permettant une interprétation en direct.
Comment visualise-t-on les résultats des systèmes de DAOe et de DAOx?
Les images des systèmes de DAOe et de DAOx peuvent être superposées à celles de la coloscopie ou affichées sur un écran distinct, au moyen d’un système à 2 écrans. Dans les 2 systèmes, les polypes détectés par DAOe sont mis en évidence pour l’utilisateur lors du retrait du coloscope: le polype est encadré à l’écran et une alerte sonore attire l’attention du coloscopiste (figure 1)8.
Dans le cas du DAOx, les biopsies optiques peuvent être réalisées en temps réel et sont accompagnées des résultats de l’outil d’aide à la décision clinique par IA; le coloscopiste peut alors accepter ou rejeter les résultats (figure 2).
Quelles données probantes appuient les avantages de la DAOe et du DAOx?
De plus en plus de données portent à croire que la DAOe surpasserait la norme de pratique actuelle. En 2020, un essai clinique randomisé (ECR) a comparé un système de DAOe commercialisé à une coloscopie en lumière blanche de routine au moyen d’interventions réalisées en parallèle (où les patients étaient assignés à un type d’intervention pour ensuite subir l’autre intervention par le même coloscopiste, en parallèle) et a révélé que le taux d’omission d’adénomes pour les coloscopies par DAOe était inférieur à celui des coloscopies en lumière blanche de routine (13,89 % c. 40,00 %, p < 0,0001), pour les très petits polypes et les polypes non pédiculés9. Un autre ECR en parallèle a évalué les résultats de 232 patients répartis aléatoirement qui ont subi d’abord une coloscopie par DAOe ou une coloscopie en lumière blanche à haute définition10. Le taux d’omission d’adénomes était plus faible chez les patients ayant d’abord fait l’objet d’une coloscopie par DAOe (20,12 % c. 31,25 %, p < 0,05), notamment pour les lésions sessiles et dentelées. Dans cette étude, le taux de faux positifs à la coloscopie par DAOe ne variait pas significativement selon le groupe. Lors d’une méta-analyse récente, l’utilisation de la DAOe a été associée à une détection significativement plus élevée des adénomes de grande, de petite et de très petite taille, de même que des lésions sessiles et dentelées, comparativement aux groupes témoins n’ayant pas fait l’objet d’intervention assistée par IA11.
En 2019, notre groupe a utilisé plus de 60 089 clichés de polypes réalisés par imagerie à bande spectrale étroite pour mettre au point un système de DAOx prédisant l’histologie de très petites lésions comme étant hyperplasique ou adénomateuse12. La précision globale du modèle pour la détection des adénomes était de 94 %, avec une sensibilité de 98 %, une spécificité de 83 %, une valeur prédictive négative de 97 % et une valeur prédictive positive de 90 %, ce qui répond avec succès aux seuils diagnostics nationaux12. D’autres concepteurs de solutions de DAOx ont également reproduit de tels résultats13.
Quels sont les préjudices connus des applications utilisant l’IA dans le dépistage du CCR?
La conception d’une application utilisant l’IA exige de grandes quantités de données aux étapes de formation, de test et d’amélioration de la qualité, ce qui a une incidence sur la protection des renseignements personnels des patients et la sécurité des données. Pour répondre aux préoccupations concernant la protection de la vie privée, on a proposé d’héberger les dossiers de santé électroniques sur des plateformes infonuagiques sécurisées; cependant, les questions de faisabilité et de logistique soulevées par l’harmonisation des données entre les établissements gardent ces préoccupations d’actualité5.
De plus, la classification erronée d’un polype par une application (p. ex., un faux négatif) pourrait causer un préjudice chez le patient si le polype évolue vers un cancer. Puisque les outils de DAOe et de DAOx n’effectueront la détection et la caractérisation des lésions qu’en fonction des pathologies observées lors de leur entraînement, les biais intrinsèques aux ensembles de données, tels que le manque de représentativité de certains groupes démographiques ou processus morbides, pourraient empêcher la détection et la caractérisation exactes de lésions et potentiellement renforcer, plutôt qu’atténuer, les biais5. Afin de prévenir les biais et d’optimiser la performance des algorithmes conçus, il faut exposer ces derniers aux pathologies diverses inhérentes à une population de patients diversifiée; c.-à-d., recueillir de manière prospective auprès d’établissements multiples de grandes quantités de données pour produire un ensemble de données plus varié, hétérogène et, ainsi, moins biaisé intrinsèquement.
La détection et la caractérisation de faux positifs par la DAOe et le DAOx peuvent aussi contribuer aux préjudices. Les faux positifs découlent souvent d’une détection erronée d’un polype causée par des froissements des replis du côlon, des matières fécales, des débris ou des bulles. On peut remédier à ce problème en améliorant l’exposition de la muqueuse du côlon, entre autres par l’instillation d’eau; lorsqu’elle est utilisée en association avec le DAOx, la coloscopie avec instillation d’eau permet d’ailleurs d’accroître le taux de détection des adénomes14.
Quels sont les candidats actuels?
Plusieurs systèmes de DAOe et de DAOx ont été approuvés pour utilisation en Europe et au Japon. En novembre 2021, le même système de DAOe a été approuvé pour utilisation à des fins cliniques par Santé Canada et le Secrétariat américain aux produits alimentaires et pharmaceutiques des États-Unis (US Food and Drug Administration). Au moment d’écrire ces lignes, aucun système de DAOx n’avait été approuvé pour une utilisation à des fins cliniques par ces organismes réglementaires.
Quelles sont les ressources nécessaires?
Le coût de ces technologies variera selon le système de santé où elles seront déployées. L’offre commerciale actuelle pour les clients est généralement un contrat de location, d’une durée minimale de 3 ans, allant de 2000 $–4000 $ US par unité (par salle), par mois. Le coût d’un système de DAOx serait sans doute similaire, mais il pourrait aussi être plus élevé, considérant que les fonctionnalités supplémentaires de diagnostic et de différentiation des polypes exigent plus de ressources lors de la conception et de la prestation.
Dans une étude menée au Japon, en Norvège, en Angleterre et aux États-Unis, Mori et ses collègues15 ont déterminé que l’utilisation d’un système de DAOx combinée à une approche « diagnostiquer et attendre » pouvait générer des économies de coûts allant de 34 $–125 $ US par coloscopie, selon le pays. Bien que la mise en œuvre d’un système de DAOe entraîne des augmentations de coûts liées à la détection et à la résection d’un plus grand nombre de polypes, la réduction du nombre de CCR en plus d’une réduction du fardeau pour les laboratoires de pathologie et du temps en clinique entraînera probablement une réduction du fardeau financier global sur les systèmes de santé16. Toutefois, le manque de données sur le modèle financier ayant cours au Canada constitue un obstacle à la mise en œuvre d’un tel système dans ce pays.
Que nous réserve l’avenir?
Les avantages de l’IA dans le contexte du CCR pourront mieux être démontrés par les améliorations apportées au dépistage du CCR lorsqu’elle sera approuvée et acceptée pour une utilisation en médecine clinique au Canada. Bien que les systèmes actuels de DAOe et de DAOx permettent la détection et la caractérisation de polypes, l’IA a le potentiel d’améliorer d’autres indicateurs de qualité (p. ex., préparation intestinale, évaluation de la surface) et de quantité (p. ex., taille des polypes, positionnement [intubation cæcale], chronométrage automatique du retrait), permettant ainsi une optimisation générale de la productivité et du déroulement du travail dans le dépistage du CCR.
Le JAMC vous invite à soumettre vos textes pour la rubrique « Innovations » qui met en évidence les récentes avancées diagnostiques et thérapeutiques. De nouvelles utilisations de traitements existants seront également considérées. Pour la publication, les avantages de l’innovation, sa disponibilité et ses limites doivent être mis en évidence clairement, mais brièvement. Les éléments visuels (images) sont essentiels. Veuillez soumettre de brefs articles factuels (1000 mots et 5 références maximum) en ligne au https://mc.manuscriptcentral.com/cmaj ou envoyez un courriel à andreas. laupacis{at}cmaj.ca pour échanger des idées.
Footnotes
Intérêts concurrents: Michael Byrne est le chef de la direction, le fondateur et un actionnaire de Satisfai Health. Il est aussi le fondateur de la coentreprise AI4GI (qui a une entente de conception conjointe avec Olympus America dans le domaine de l’intelligence artificielle et des polypes colorectaux). Il a aussi déclaré une participation aux comités de la World Endoscopy Organization et de l’American Gastroenterological Association Tech Summit. Aucun autre intérêt concurrent n’a été déclaré.
Cet article a été commandé et a été révisé par des pairs.
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