Tout au long de sa vie, Irma LeVasseur aura constitué un véritable cas d’exception dans les annales médicales du Québec. Même ses origines sortent de l’ordinaire. Son père, Nazaire LeVasseur, avait entrepris des études en médecine à l’Université Laval mais avait dû les abandonner en troisième année en raison des difficultés financières de ses parents. Il s’engagea alors comme journaliste pour la revue L’Événement, dont il devint éventuel-lement rédacteur en chef. Il fut par la suite fonctionnaire pour le gouvernement fédéral. Ayant étudié la musique depuis son plus jeune âge, il avait toujours été attiré par les arts. Il fonda plusieurs revues et journaux et devint conseiller pour d’illustres politiciens, dont Sir Wilfrid Laurier pour n’en nommer qu’un (enlevé seul). Il épousa Fédora Venner, la fille d’un riche banquier et une grande cantatrice, avec qui il eut quatre enfants. C’est de cette union que naquit Irma le 18 janvier 1878 dans le quartier Saint-Roch à Québec.
Irma LeVasseur compléta son cours classique au couvent de Jésus-Marie à Sillery, puis ses études universitaires à l’École normale de Laval, diplôme qui destine alors à l’enseignement. C’est fort possiblement en raison du fait que ses frères sont tous décédés en bas âge, qu’Irma s’orienta ensuite vers la médecine et plus particulièrement vers la pédiatrie. Comme les portes des universités francophones québécoises étaient alors fermées pour la gent féminine, du moins en ce qui concerne la médecine, elle choisit d’aller à l’École de médecine de l’Université Saint-Paul au Minnesota. Quelques six années plus tard, elle obtint son diplôme et revint au Québec. Nous sommes alors en 1900 et les femmes n’ont pas le droit de pratiquer la médecine au Québec. Pendant les trois années qui suivirent, Dre LeVasseur alla fréquemment pratiquer la médecine à New York, où sa mère s’était installée pour y refaire sa vie après avoir quitté son mari et sa famille alors qu’Irma n’avait que 10 ans.
Mais Dre LeVasseur désirait exercer sa médecine au Québec. Pour ce faire, elle se rendit jusque devant l’Assemblée nationale pour faire valoir ses droits et réussit finalement à obtenir des élus une loi spéciale (alors appelée un bill privé) lui accordant la licence requise pour pratiquer la médecine au Québec. Irma LeVasseur devint donc, en 1903, la première femme canadienne française à obtenir l’autorisation d’exercer la médecine au Québec.
Malgré cette victoire, dans une de ses nombreuses volte-face, Dre LeVasseur décida de ne pas commencer sa pratique immédiatement et se rendit plutôt étudier la pédiatrie en France et en Allemagne. Forte de ses connaissances, elle revint au pays et s’installa à Montréal, où le taux de mortalité infantile était alors catastrophique. Avec un enfant sur quatre qui ne survivait pas jusqu’à l’âge d’un an, Montréal occupait alors le deuxième rang mondial pour sa mortalité infantile, immédiatement derrière Calcutta. Irma ouvrit son cabinet et chercha des associés pour fonder un hôpital spécialisé pour enfants. En novembre 1907, elle obtint une rencontre avec Mme Justine Lacoste-Beaubien, épouse d’un riche financier. Le 30 novembre 1907, le Refuge des petits enfants malades ouvrit ses portes au 3772 rue St-Denis, sur les terrains qu’occupe aujourd’hui l’Agence de santé et des services sociaux de Montréal. Le Refuge sera par la suite rebaptisé: Hôpital Ste-Justine.
Encadré 1
Quelques dates importantes:
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18 janvier 1877: Naissance d’Irma LeVasseur
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7 juin 1900: Diplômée de médecine de l’Université Saint-Paul au Minnesota (USA)
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25 avril 1903: Obtient le droit de pratiquer la médecine au Québec
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1905–1907: Se spécialise en pédiatrie à Paris et en Allemagne
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1908: Fonde l’Hôpital Ste-Justine pour enfants avec Mme de Gaspé-Beaubien
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1915: Part pour la Serbie pour y aller porter secours aux victimes de l’épidémie de typhus
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1918: Travaille auprès de la Croix-Rouge à New York
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1920: S’inscrit en peinture à l’École des Beaux-Arts
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1922: Investit toutes ses économies pour fonder l’Hôpital de l’Enfant-Jésus à Québec
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1927: Quitte l’Hôpital de l’Enfant-Jésus et fonde sa propre clinique pour enfants handicapés
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1927: Fonde aussi une école pour jeunes infirmes qui deviendra par la suite le Centre Cardinal-Villeneuve
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1939: Travaille au Manège militaire de Québec pour faire passer des examens médicaux aux recrues féminines
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Novembre 1957 à juillet 1958: Est internée à l’asile Saint-Michel-Archange
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22 janvier 1964: Décès de la Dre Irma LeVasseur dans l’oubli le plus total
Dans un autre étonnant revirement de situation, quelques mois à peine après la concrétisation de son rêve, Irma LeVasseur quitta l’Hôpital Ste-Justine dans des circonstances pour le moins nébuleuses. Évincée du conseil d’administration en janvier 1908 et exclue du département de chirurgie pour être relé-guée au dispensaire, elle ne vit d’autre choix que de partir. Pendant les quelques années qui suivirent, on n’entendit prati-quement plus parler de Dre LeVasseur.
Elle refit surface en 1915 en Serbie, y ayant répondu à un appel à l’aide internationale. Au total, cinq médecins canadiens s’étaient portés volontaires pour y combattre une épidémie de typhus qui tua près de trois-quarts de million de personnes. Après un an de dur labeur, ces quatre autres médecins revinrent au Canada alors que Dre Levasseur demeura en Serbie pendant plusieurs mois encore. L’un de ces quatre médecins, le docteur Albiny Paquette, dira: « C’était une femme d’action qui ne se décourageait jamais. »
En 1920, suite à un nouveau passage à New York, où elle travailla pour la Croix-Rouge, Dre LeVasseur s’installa à Québec où elle investit toutes ses économies dans le relancement du rêve qu’elle continuait de caresser: ouvrir un hôpital pour enfants. Elle investit 30 000 $, une somme astronomique à l’époque, et, en 1923, fonda l’Hôpital de l’Enfant-Jésus. La direction de celuici fut confiée à des religieuses, ce qui n’eut pas l’heur de plaire à Dre LeVasseur. Six mois après la fondation de l’hôpital, elle mit fin au bail qui la liait à l’édifice acquis sur la Grande Allée à Québec et quitta ses fonctions, comme elle l’avait fait dans le cas de Ste-Justine à Montréal. Plusieurs projets se succédèrent ensuite sans grand succès: une pouponnière pour enfants infirmes qui, faute de fonds, en vint à ne pas respecter les exigences du Ministère et dut être fermée en catastrophe, et une école pour enfants handicapés qui, suite à quelques appuis, finit par prendre forme en 1930 sous le nom du Centre Cardinal-Villeneuve. Mais déjà, Dre LeVasseur n’y était plus; encore une fois, elle semblait s’être fondue dans la nature et on n’entendit plus parler d’elle pendant plusieurs années.
En 1944, on sut à peine que Dre LeVasseur travaillait au manège militaire de Québec. Elle y faisait passer des examens médicaux aux recrues féminines de l’armée canadienne. Elle avait alors 66 ans. Pendant plus de vingt ans, elle vécut dans la misère la plus totale, habitant un logement délabré et malsain, à un point tel qu’en novembre 1957, les autorités sanitaires la firent interner à l’asile Saint-Michel-Archange à Québec, une institution qui s’occupait des malades mentaux et qui porte aujourd’hui le nom de Centre Robert-Giffard. Dès le moment de son internement, malgré son niveau de malnutrition élevé et l’usure physique et morale due à la pauvreté et à son âge avancé (Irma avait alors 80 ans), elle s’engagea dans un nouveau combat: elle refusa de passer pour une malade mentale et entreprit une action en justice contre le médecin qui avait signé son internement. Elle gagna son procès et quitta l’hôpital en juillet 1958.
Le 22 janvier 1964, âgée de 87 ans, Irma LeVasseur mourut dans l’oubli et l’indifférence la plus totale. Elle n’aura connu qu’une marque de reconnaissance officielle: à son jubilé d’or en 1950, le Cercle des femmes universitaires célébra ses accomplissements, son courage et sa persévérance. Un peu plus tard, l’Université Laval lui décerna un doctorat honoris causa pour l’ensemble de son œuvre.
Voilà qui est, sans l’ombre d’un doute, bien peu pour cette femme déterminée qui est non seulement à l’origine de deux grands hôpitaux universitaires et d’une école pour enfants handicapées, mais qui a, d’abord et avant tout, ouvert la voie à toutes les femmes médecins canadiennes d’aujourd’hui.
D’autres articles en français célébrant le 100e anniversaire du JAMC sont disponibles à www.cmaj.ca/100
Footnotes
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Jacques Beaulieu est écrivain médical. Il a signé plus d’une trentaine d’ouvrages sur la santé avec différents spécialistes du Québec ainsi que plusieurs centaines d’articles pour diverses revues et magazines toujours sur le thème de la santé.