Voir la recherche connexe (en anglais) ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.220439; voir la version anglaise de l’article ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.221563
Avant que la pandémie de COVID-19 ne soit déclarée, 4,6 millions de personnes au Canada n’avaient pas de médecin de famille ou de professionnel de la santé de premier recours attitré, et la situation continue de s’aggraver.
Des données émergentes suggèrent que si aucun changement n’est apporté à la prestation des soins primaires, il faudrait déjà accroître le nombre de médecins pour répondre aux besoins de la population actuelle, et encore plus pour une population grandissante et vieillissante.
Un recours élargi à des équipes interprofessionnelles de soins primaires, associé à une réforme de la rémunération, peut potentiellement améliorer la capacité de prestation de tels soins, l’accès et les résultats de la patientèle et le bien-être des prestataires de soins de santé.
Une des réformes audacieuses visées pourrait être la création de cliniques de quartier qui emploient des médecins et sont responsables d’offrir des soins à la population locale et d’organiser un service régional de soins en dehors des heures normales des cabinets, éliminant ainsi le besoin de cliniques sans rendez-vous et permettant une meilleure utilisation des ressources.
Les soins primaires sont la porte d’entrée de nos systèmes de santé, mais pour trop de gens du Canada, cette porte est maintenant fermée.
Avant que la pandémie de COVID-19 ne soit déclarée, 4,6 millions de personnes au Canada n’avaient pas de médecin de famille ou de professionnel de la santé de premier recours attitré1, situation que la pandémie a aggravée. En Ontario, comparativement aux tendances des 10 dernières années, 2 fois plus de médecins de famille ont cessé de travailler dans les 6 premiers mois de la pandémie2, et un sondage réalisé au printemps 2021 révèle qu’à Toronto, près de 1 médecin de famille sur 5 songe à fermer son cabinet dans les 5 prochaines années3. Moins d’étudiants en médecine choisissent de se spécialiser en médecine familiale, et moins de médecins de famille choisissent d’offrir des soins longitudinaux complets4. En outre, le manque d’accès n’est pas réparti également dans les communautés. Déjà avant la pandémie, les nouveaux arrivants et nouvelles arrivantes au Canada et les personnes habitant les quartiers marginalisés ou défavorisés étaient moins susceptibles d’avoir un médecin de famille attitré4.
Dans une étude connexe, Rudoler et ses collègues ont étudié la théorie populaire voulant que les personnes ayant récemment obtenu leur diplôme en médecine familiale contribuent à la pénurie en choisissant d’effectuer moins d’heures de travail clinique5. Ils ont analysé les données de 4 provinces canadiennes sur le nombre de contacts avec la patientèle par médecin selon l’étape de carrière, et n’ont observé aucune différence entre le nombre médian de contacts par médecin; ce nombre a connu une baisse chez tous les médecins pendant les 20 ans de la période de l’étude, peu importe l’étape de carrière. Les auteurs ont émis l’hypothèse que ce déclin pourrait s’expliquer entre autres par une charge administrative croissante, l’augmentation de la complexité des soins aux patients, des changements dans les normes professionnelles, des différences dans les choix de travail et les exigences de revenus.
Ces résultats laissent entendre qu’il faudrait déjà accroître les effectifs de médecins de famille pour répondre aux besoins de la population actuelle, sans même tenir compte de l’augmentation et du vieillissement de la population. Toutefois, considérant les pénuries et les tendances récentes, accroître les effectifs en soins primaires en formant un plus grand nombre de médecins de famille ne résoudrait probablement que partiellement le problème.
Les systèmes de santé du Canada ont plutôt besoin de repenser le rôle des médecins de famille et la place qu’ils y occupent. Tous les médecins de famille devraient travailler en concertation au sein d’équipes comprenant du personnel administratif et infirmier compétent ainsi que du personnel infirmier praticien, de travail social et de pharmacie. Les soins en équipe sont préférables pour la patientèle, les prestataires de soins de santé et le système. Nos recherches en Ontario ont permis de constater que la patientèle prise en charge par des cabinets prodiguant des soins en équipe était plus susceptible de recevoir les soins recommandés pour les maladies chroniques6 et moins susceptible d’utiliser les services d’urgence7. La répartition des soins dans une équipe peut aussi accroître le bien-être au travail des prestataires de soins de santé8 et, lorsqu’exécutée correctement, accroître la patientèle dont un médecin de famille peut prendre soin9. Des problèmes d’effectifs similaires ont poussé des leaders d’opinion des États-Unis et du Royaume-Uni à réclamer un recours élargi à des équipes interprofessionnelles comme élément de solution9,10. D’après un sondage récent mené auprès des médecins de famille de la Colombie-Britannique, les prestataires de soins de santé classent la possibilité de travailler au sein d’une équipe et le financement direct des postes des équipes comme des priorités pour une réforme des soins primaires11. La présence dans les équipes de membres dotés d’expertises différentes est particulièrement importante alors que la complexité des cas et la comorbidité sont en hausse.
Le recours élargi à des soins primaires prodigués par des équipes doit aussi s’accompagner d’une réforme du mode de rémunération. Des associations professionnelles et des universitaires du Canada et des États-Unis préconisent de passer d’un système de rémunération à l’acte (le mode de rémunération dominant chez les médecins de famille) à d’autres modes comme un système par capitation ou à salaire, mieux adaptés à la prestation de soins à une patientèle atteinte de multimorbidités, et aux cas complexes sur le plan psychosocial12,13. Des sondages indiquent que les médecins, particulièrement les personnes ayant obtenu leur diplôme plus récemment, appuieraient un tel changement11. De nombreux médecins appuieraient aussi le passage d’un modèle de petite entreprise de médecine familiale à un modèle où ils seraient des membres du personnel ayant droit à des vacances payées, à des congés parentaux et à des avantages sociaux, ce qui permettrait de réduire l’épuisement professionnel11.
Les équipes interprofessionnelles de soins primaires sont loin d’être la norme au Canada. Bien que des progrès aient été réalisés dans certaines provinces, leur évolution est actuellement au point neutre, apparemment en raison d’inquiétudes des gouvernements à propos des coûts et des rendements, inquiétudes fondées sur des évaluations préliminaires limitées. Ce ne sont pas toutes les équipes qui ont été mises en place afin d’accroître la capacité des prestataires de soins de santé, et il a été démontré que la taille moyenne de la patientèle des médecins travaillant avec des équipes est plus petite que celle des autres médecins6. De plus, l’accès de la patientèle à des soins primaires prodigués par des équipes de soins est actuellement inéquitable; des données de l’Ontario datant de 2016 démontrent que la probabilité que la patientèle reçoive des soins de médecins travaillant au sein d’une équipe était la plus faible dans les régions où les besoins étaient les plus importants14.
Les soins primaires au Canada sont en crise. Cette crise se répercute sur le reste du système de santé, et sa solution se trouve dans une réforme audacieuse. Les soins primaires doivent être vus comme un droit et une nécessité, à l’instar de l’enseignement public. Lorsque des familles déménagent dans un nouveau quartier, les enfants se voient garantir une place à l’école locale. Il devrait en être de même lorsque des gens déménagent dans un nouveau quartier : une place devrait leur être garantie dans un cabinet de soins primaires local. Les gouvernements provinciaux devraient favoriser la création de cabinets de médecine familiale interprofessionnels de quartier, en commençant par ceux où les besoins sont les plus criants. Les cabinets seraient responsables des besoins de la population locale. Selon ce système, les médecins de famille et les autres membres de l’équipe seraient des employés bénéficiant d’avantages sociaux. S’ils quittent le cabinet, celui-ci devra les remplacer et veiller à ce que la patientèle continue de recevoir des soins. Plusieurs pays (Norvège, Finlande, Royaume-Uni) ont mis en place un tel modèle de soins primaires de quartier. Les réseaux de médecine familiale existants du Canada pourraient servir de précurseur pour développer ces services. Des soins primaires de quartier pourraient aussi favoriser une meilleure collaboration entre les services de soins primaires et les services communautaires et sociaux, ce qui permettrait du coup d’améliorer l’équité en matière de santé et d’optimiser l’utilisation des ressources.
Les groupes de médecine familiale pourraient s’organiser pour offrir des soins en dehors des heures normales dans les secteurs urbains et de banlieue, comme aux Pays-Bas, où des coopératives regroupant de 50–250 médecins de premier recours offrent des soins en dehors des heures normales à des populations de 100 000–500 000 personnes15. On y accède en téléphonant à un seul numéro régional, où des infirmières s’occupent du triage initial. Les médecins sont appuyés par des technologies d’information et de communication ainsi que par des chauffeurs ayant une formation médicale pour faciliter les visites à domicile. Avec une organisation régionale des soins d’urgences et des soins donnés en dehors des heures normales, les ressources actuellement affectées aux cliniques sans rendezvous pourraient être redirigées pour renforcer une médecine familiale longitudinale et complète.
L’ensemble de la population canadienne mérite d’avoir accès à des soins primaires. Former plus de médecins de famille n’est pas la seule réponse. Il est temps de repenser avec audace nos systèmes actuels, avec l’objectif de garder la porte d’entrée du système de santé grande ouverte.
Footnotes
Intérêts concurrents : Tara Kiran est titulaire de la chaire de recherche Fidani en amélioration et en innovation en matière de médecine familiale de l’Université de Toronto. À titre de clinicienne-chercheuse, elle reçoit aussi l’appui du Département de médecine familiale et communautaire de l’Université de Toronto et de l’Hôpital St. Michael. Elle a reçu des subventions de la Fondation de l’Hôpital St. Michael, de l’association de services de santé de l’Hôpital St. Michael, de l’Université de Toronto, de Qualité des services de santé Ontario, des Instituts de recherche en santé du Canada, du ministère de la Santé de l’Ontario, de Gilead Sciences Inc., de Staples Canada et de la Fondation Max Bell. Elle a également reçu des honoraires de servicesconseils de Santé Ontario, ainsi que des honoraires du Collège des médecins de famille de l’Ontario, de l’Association médicale de l’Ontario, de Doctors of BC, de la Régie de la santé de la Nouvelle-Écosse, de la Faculté de droit Osgoode Hall, du Centre d’amélioration de la qualité et de la sécurité des patients, de l’Association des médecins hospitaliers de Vancouver, de l’Université d’Ottawa, de Santé Ontario, de l’Association médicale canadienne, de l’Université McMaster et du North American Primary Care Research Group (groupe de recherche dans le domaine des soins primaires en Amérique du Nord). Elle a aussi reçu du soutien au déplacement du Collège des médecins de famille de l’Ontario, de l’Université Queen et du North American Primary Care Research Group.
Cet article a été commandé et n’a pas été révisé par les pairs.
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