Je suis assise sur les marches de l’escalier de bois qui mène à notre cuisine; songeuse, ma belle-mère fixe sans la voir la table et les restes du repas; c’est le moment calme au milieu d’un jour de fête, les cadeaux ont été distribués, les emballages ont disparu, nous sommes saouls de chocolat. Nous parlons de tout et de rien. Mon mari s’est étendu au pied du sapin de Noël décoré et je regarde un énorme flocon de papier fabriqué par mon fils à la maternelle. Ce flocon s’obstine à tourner vers l’intérieur. Mon mari se lève, replace les bûches du foyer pour pouvoir en rajouter, puis sur son iPod, il choisit l’album Celtic Christmas.
La musique remplit la pièce. Des images de la vie de mon beau-père défilent dans ma tête, puis s’arrêtent comme dans un vieux film. Je revois ma toute première rencontre avec lui. Il nous amène, sa femme, son fils et moi à un spectacle de musique et de danse folkloriques, c’est un festival au Cap Breton. Nous choisissons un coin de verdure sur la pelouse bondée en pente douce face à la scène. Tout près, une enfant curieuse regarde dans ma direction, ses deux petits poings refermés sur des brins de velours vert et le Livre de Kells. Des étoiles dans les yeux, elle se dandine gentiment. Et quand, d’un coup, la foule se soulève, elle sent qu’il se passe quelque chose, son sourire reste en coin, elle laisse échapper un petit cri d’excitation, toute attentive. Son minipartenaire saute sur ses pieds et au rythme de la musique et de leur danse légère, on voit leurs boucles noires s’agiter. Amusé et radieux, mon beau-père se joint à eux et danse lui aussi, jusqu’à épuisement! Des sifflements, des cris de joie, des applaudissements enthousiastes et, quelque part derrière nous, le ressac immuable de l’océan. Je suis portée par le rythme jusqu’aux toutes dernières notes de violon qui se fondent dans le soir tombant. C’était il y a déjà longtemps.
Alors que la mélodie mélancolique de la chanson Snowman, se fait entendre, ma songerie prend fin et je revois mon beaupère, assis, un crayon à la main, absorbé dans la lecture d’un missel à tranche dorée, les grains de son chapelet autour de son poignet. Son crayon retombe et le livre se referme. La musique l’a rejoint.
Standing there, I’m aware
She is alone
Carrot nose, crooked stare
Her eyes meet my own
(Debout, tout près, je prends conscience
De sa solitude
Une carotte pour faire le nez, son regard approximatif
Rejoint le mien)
Il se lève, et l’air espiègle, se faufile jusqu’à sa femme. Ses yeux noirs malicieux, se posent sur le sourire hésitant de sa compagne. Ils se rapprochent silencieusement, il lui prend la main, leurs doigts se nouent. Il pose son autre main au creux de ses reins, cette courbure si familière.
Frozen still, iron will
Twinkles in black
Cherry lips share a kiss
I start to crack
Carry on
Years along
Nothing, I lack
Notes instil, love and thrill
Meet me in song
(Immobile à jamais, volonté de fer
Étincelles d’un baiser échangé
Sur des lèvres rouge cerise
Je me fissure
Courage, des années durant
Un rien, un vide
Arrêt sur image, amour palpitant
Composent ma chanson)
Debout face à face, souriants, bercés par la mélodie. Les voilà emportés. Une lente valse impromptue, à l’abri sous les poutres de bois rustiques de la cuisine. Les corps s’accordent, fluides, comme des feuilles au vent léger, sans nous prêter la moindre attention. Une dernière étreinte pour accompagner les notes de la fin. Immobile, rayonnant, il lui fait une révérence, geste suranné, mais s’immobilise en grimaçant, feignant un spasme au dos avec un cri de détresse comique. Prise d’un fou rire, elle lui passe la main dans les cheveux en désordre, et la laisse redescendre jusqu’à sa joue; magnifique moment de tendresse que je n’oublierai jamais. Sur cette belle mélodie si entêtante. C’est ma dernière image de lui qui danse, marche et se tient debout. On est en 2006.
À peine un mois plus tard, mon beaupère a fait de multiples AVC emboliques, complications tardives d’une chirurgie pour pontage coronarien. En quelques instants, des vies, des liens ont basculé pour toujours. Une partenaire aimante devient proche aidante à temps plein, chargée des décisions, écrasée sous le poids des nouvelles responsabilités, à chercher les équipements nécessaires et remplir les formulaires requis. Être proche aidante vient naturellement à ma bellemère. Elle est épuisée, mais elle n’en démord pas: personne ne prendra soin de lui aussi bien qu’elle. Personne ne le connaît aussi bien qu’elle. Personne ne peut voir à quel point leurs pas s’accordent.
Pendant presque toute une année, les longs trajets vers l’hôpital et le centre de réadaptation dus à leur isolement géographique l’obligent à séjourner dans 2 centres universitaires éloignés avant qu’il puisse revenir à la maison. Il est aphasique et hémiplégique et a besoin d’aide pour tout. Il marmonne à peine quelques mots, émet quelques sons reconnaissables, mais au moins, il est de retour à la maison maintenant.
Il l’interpelle de la cuisine. « ‘arde! ‘arde! ». De sa bonne jambe, il tire son fauteuil roulant, se rapproche, se glisse dans l’étroit corridor.
« Qu’est-ce qu’il y a? Tu veux ton café? Une minute, je vais chercher tes médicaments ». Ma belle-mère passe en coup de vent.
« ’arde! », insiste-t-il.
Fatiguée, elle ferme les yeux et fait une pause. Patiemment, elle se retourne, expire. « Bon… essayons ensemble encore. Chante mon nom comme en musicothérapie. »
Les notes en duo se répondent, « Lu… cie… Lu…cie… Lu…cie ». Le rythme ainsi partagé s’apaise et se synchronise.
« Tiens, là, comme ça, c’est mieux, beaucoup mieux. » Son sourire inquisiteur s’éclaire. « C’est pour la salle de bain? C’est ça? »
« Oui. Lucy. » Il lui agrippe la main, la réchauffe sur sa joue.
Les années passent; les saisons se succèdent. Quand arrive l’été, nous prenons l’avion, puis nous faisons huit heures de route pour arriver à leur petite maison de brique couleur saumon, fleurs de soie et boîte aux lettres assorties. Il est tard. Mon mari emprunte l’allée éclairée par la lune, déverrouille la porte de côté. Nous sommes assaillis par la puissante odeur de moisissure qui monte du sous-sol. Rapidement, nous grimpons l’escalier étroit et encombré, à la faible lueur des quelques ampoules qui ne sont pas brûlées. Le papier peint de la cuisine pèle, ses extrémités pendouillent, la colle est exposée. Rien n’a changé.
« Eehh! »
« Eehh! »
Le père et le fils se saluent par de cordiales et bruyantes onomatopées. Le père agrippe le fils dans une étreinte malhabile. Les yeux noirs qui brillent, les regards échangés parlent plus fort; ils s’échangent les dernières nouvelles en langage non verbal.
« C’est ça! Sans blague. »
« Oh-oh? Non! », incrédule.
Ma belle-mère nous embrasse profusément et nous raconte pendant des heures… les cousins, les voisins, le gouvernement. Telle personne a été emportée par le cancer. L’enseignante du primaire, que nous avons oubliée, s’est séparée. Notre dernière visite remonte à deux ans.
Puis, je réalise que personne n’a inclus mon beau-père dans la conversation. Il est perdu, à la dérive, on le voit sans le voir, malgré tout l’amour qui l’entoure. Mon cœur saigne; l’une des plus grandes souffrances de l’être humain est sans doute la perte de connexion avec autrui. À la prochaine pause dans les échanges, je prends soin de me tourner vers lui et de chercher son regard distant.
« Je crois que c’est le temps de chanter, non? Il y a des anniversaires qui approchent! ». L’étincelle se ranime dans son regard.
« Ah oui! »
La-la-la la la-la,
La-la-la la la-la
Il saisit mes deux mains pour la dernière strophe, il me regarde et lance sa meilleure imitation de chanteur de charme à la Bing Crosby. Il ne peut pas s’empêcher d’ajouter un trémolo dans sa voix pour terminer en beauté cette chanson d’anniversaire. Puis, il plaque un baiser sur mes doigts repliés sur les siens.
Mon beau-père ne parle pas, mais il chante constamment, des mélodies claires et reconnaissables. Il suit le rythme en tapotant sur ses genoux. Il lance ses joyeux trilles pour accompagner les airs d’un violoneux de la côte Est. Sinon, il trouve la tranquillité avec des chants de messe plus cérémonieux.
On est en 2022. Un autre Noël approche. Les cristaux de neige tourbillonnent et frappent la fenêtre givrée de la cuisine. Lucie ouvre le vantail, inspire profondément. Un grand succès joue à la radio. Des roses se détachent du mur. C’est fantastique qu’il soit encore à la maison 16 ans après son grave AVC. Ses yeux à lui sont pétillants, son sourire à elle est attendrissant. Leurs mains se nouent, ils chantent ensemble et parfois on dirait même qu’ils dansent.
Footnotes
Cet article a été révisé par des pairs.
Il s’agit d’une histoire vraie. La belle-mère de l’autrice a consenti à ce que nous la racontions. La poésie dans cet article est de l’autrice.
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