Planification des effectifs médicaux et cycle des dépenses en santé
En mars 1990, la Conférence des sousministres fédéral, provinciaux et territoriaux de la Santé a mandaté les économistes en santé Morris Barer et Greg Stoddart pour produire un rapport au sujet des politiques sur les ressources médicales. Face à une récession économique et à une crise de la dette publique, les ministres de la Santé cherchaient à réduire ou à limiter les budgets en santé. Puisqu’ils avaient un pouvoir limité sur les dépenses en soins médicaux, les ministres souhaitaient être conseillés sur la façon de mettre un frein à la croissance de l’offre de médecins par habitant.
Depuis l’arrivée de l’accès universel aux soins hospitaliers et médicaux dans les années 1960, le nombre de médecins en exercice s’était apprécié de 108 %, soit plus du triple de l’augmentation de la population canadienne durant la même période, qui s’élevait alors à 31 %. Quatre nouvelles facultés de médecine avaient vu le jour dans les années 19601. Puis, à la fin des années 1970, la demande perçue pour des services médicaux s’était stabilisée et les gouvernements ont dû affronter un ralentissement de la croissance des revenus dans la foulée du choc pétrolier de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole. Enfin, dans les années 1980, la croyance populaire parmi les gouvernements voulait que l’offre de médecins canadiens dépasse bientôt la demande en services médicaux, une perception accentuée par la récession économique et la crise de la dette publique du début des années 1990. Par conséquent, les gouvernements provinciaux et territoriaux ont décidé de réduire les dépenses réelles consacrées aux soins de santé et ont négocié des ententes de rémunération à l’acte historiquement basses avec les associations médicales.
C’est dans ce contexte que, en 1991, Barer et Stoddart ont produit leur volumineux rapport de 353 pages abordant tous les aspects de la formation médicale et de l’exercice de la profession, accompagné d’un résumé accessible de 13 pages2. Il s’agissait d’un rapport dont les recommandations ont été résumées, analysées et occasionnellement critiquées dans de nombreux articles subséquents dans le présent journal. Certaines des quelque 50 recommandations (et options) visaient à stabiliser l’offre de médecins par rapport à la population, tandis que d’autres s’attaquaient à l’évolution à plus long terme par des changements au modèle de prestation (soutien aux soins primaires et aux services de santé destinés aux régions et aux populations chroniquement mal servies).
Après la publication du rapport, les ministres provinciaux et territoriaux de la Santé se sont réunis à Banff, au début de 1992, pour analyser les recommandations du rapport Barer–Stoddart. En ont découlé 12 orientations stratégiques (encadré 1)3. Nous pouvons maintenant dire que peu de ces orientations stratégiques ont été mises en place par les gouvernements provinciaux et territoriaux — la plus notable étant des réductions importantes dans les inscriptions aux facultés de médecine, dans la formation médicale postdoctorale et dans le recrutement des diplômés internationaux en médecine pour des postes de résidents. D’autres changements structuraux ont été reportés ou évités, bien que Barer et Stoddart aient préconisé des mesures complémentaires4. Après la rencontre de Banff, peu d’efforts ont été faits pour modifier la forme de la rémunération des médecins afin qu’elle corresponde mieux aux types de services offerts (p. ex., médecin familiale) ou pour augmenter le nombre d’infirmières praticiennes et d’infirmiers praticiens et d’adjointes et d’adjoints au médecin dans les régions rurales et éloignées du pays, chroniquement mal servies.
Encadré 1: Version condensée des 12 orientations stratégiques relevées durant la Conférence des sous-ministres fédéral, provinciaux et territoriaux de la Santé à Banff, le 28 janvier 19923
Réduire le nombre d’étudiants acceptés dans les facultés de médecine de 10 % d’ici l’automne 1993, avec des ajustements futurs.
Réduire le nombre de places de formation postdoctorale de 10 %.
Réduire le recrutement des diplômés munis d’un visa venant de facultés de médecine étrangères pour la formation médicale postdoctorale au Canada.
Soutenir l’élaboration de guides de pratique clinique nationaux en insistant sur la recherche sur les résultats cliniques.
Établir des dépenses prévisibles pour les soins médicaux grâce à des budgets de praticiens définis, globaux, régionaux et individuels.
Remplacer la rémunération à l’acte là où cette méthode de paiement correspond mal à la nature ou à l’objectif des services offerts.
Augmenter le recours à un autre modèle de prestation de services.
Restructurer et simplifier le financement des hôpitaux universitaires pour qu’il corresponde aux objectifs éducatifs fondés sur l’état de santé et les besoins de la population.
Instaurer des initiatives pour améliorer l’accès aux services cliniques dans les communautés rurales.
Établir des initiatives et des processus pour assurer le maintien de la compétence des médecins.
Relever les champs de pratiques qui se chevauchent en remplaçant les champs de pratiques exclusifs et établis par la loi par un ensemble de mesures exclusives et de titres réservés plus limité.
Renforcer l’information et sa diffusion afin d’améliorer la gestion des effectifs médicaux, la médecine clinique et la sensibilisation des consommateurs.
Les décisions gouvernementales prises à l’époque présumaient que la récession économique, la faible croissance économique et l’affaiblissement des revenus du secteur public se poursuivraient pendant des années, et elles correspondaient aux recommandations n° 45 et 46 sur la politique des dépenses du rapport Barer–Stoddart visant à limiter les augmentations des dépenses en soins de santé pour tenir compte de l’inflation générale, de la croissance de la population et de la « composition des besoins » de la population. En réponse à sa propre crise des finances publiques, le gouvernement fédéral a emboîté le pas aux provinces en comprimant les coûts et (tout en réduisant les dépenses du programme fédéral) en réduisant les transferts vers les provinces de 30 %, une mesure sans précédent. Toutefois, contrairement aux attentes, la prospérité était de retour dès la fin des années 1990, accompagnée de pressions exercées sur les gouvernements pour faire augmenter les dépenses en santé.
Bien que l’expansion des dépenses en santé qui a suivi ait été moins prononcée que dans les premières années de l’assurance maladie, la demande de services médicaux a augmenté. Au début des années 2000, les décideurs provinciaux et territoriaux ont fait marche arrière et ont augmenté les admissions aux facultés de médecine. Bien sûr, compte tenu du délai d’au moins 6 ans entre l’admission à la faculté et l’obtention du permis d’exercice, les fruits de ces changements ne sont pas arrivés du jour au lendemain, et certains médecins ont jeté le blâme de l’écart qui a suivi sur Barer et Stoddart, plutôt que sur les gouvernements5,6.
Bien donner suite à Barer–Stoddart dans les années 2020
Le rapport Barer–Stoddart a renforcé la conviction que l’offre et la demande en matière de services offerts par les médecins pouvaient être coordonnées au cycle économique en modifiant le nombre d’inscriptions aux facultés de médecine (tableau 1). Il en a résulté la stabilisation du ratio médecin:population entre 184 et 191 médecins par 100 000 habitants de 1993–2006 (figure 1). Par la suite, après une injection d’argent dans le transfert fédéral grâce à l’Accord sur la santé de 2004, l’offre de médecins ajustée à la population a connu une progression régulière, de 2006–2018, avant de se stabiliser à un peu plus de 240 médecins par 100 000 habitants à l’approche de la pandémie de COVID-19.
Trente ans plus tard, on peut se demander si on comprend mieux comment recevoir, interpréter et appliquer les conclusions du rapport Barer–Stoddart aujourd’hui qu’au moment de sa publication. Qui plus est, le problème de politique entourant la planification des effectifs médicaux est de nouveau pressant, en raison des répercussions de la pandémie de COVID-19, de la flambée de l’inflation, de la faible croissance et d’une autre possible crise financière dans le secteur public, le tout combiné au virage durable des préférences de travail chez des médecins, qui cherchent à mieux concilier le travail et la vie personnelle7.
L’un des points les plus importants soulevés par Barer et Stoddart était que l’offre de médecins devrait être examinée dans le contexte d’un écosystème plus vaste de ressources humaines en santé. Pour offrir des soins, les médecins collaborent avec d’autres professionnels de la santé, dont les propres pénuries limitent ce que les médecins peuvent faire, et ce, peu importe leur nombre. La pandémie nous l’a bien montré: les pénuries de personnel infirmier et d’autres travailleurs de la santé nuisent grandement à l’accès aux services de santé que ces derniers fournissent en collaboration avec les médecins. Si les médecins ne sont qu’un aspect des ressources humaines dans le réseau de santé canadien, la question des effectifs médicaux a reçu une attention disproportionnée, probablement en raison du rôle de gardiens des services de santé que jouent les médecins.
Il faut se rappeler que les outils politiques, réglementaires et administratifs à notre disposition pour modifier les effectifs médicaux ne sont pas plus raffinés qu’ils ne l’étaient il y a 30 ans. C’est sans parler du fait que peu de ces outils peuvent s’attaquer à la très mauvaise répartition des médecins. Certains extraits du rapport Barer–Stoddart abordant les pénuries chroniques auxquelles font face les populations de secteurs mal servis sont aussi actuels aujourd’hui qu’ils l’étaient à l’époque.
Au Canada, les gouvernements provinciaux et territoriaux assument la quasitotalité des factures de médecins; on estime que les augmentations antérieures du nombre de médecins auraient contribué, en moyenne, à 3,2 %–13,3 % des dépenses provinciales réelles en santé par habitant8. Ces dépenses reposent sur les décisions du Conseil des ministres ainsi que sur d’importants changements aux politiques nationales. Puisque la disponibilité des revenus publics dépend des niveaux généraux de revenus et d’emploi, les dépenses provinciales et territoriales en santé et pour les services des médecins sont le reflet de la fluctuation des conditions économiques. Comme l’illustre le tableau 1, cette situation crée un cycle d’expansion et de ralentissement des dépenses en santé.
Depuis 2010, on parle passablement moins du rapport Barer–Stoddart, peutêtre en raison de la croissance relativement rapide de l’offre de médecins par habitant au Canada depuis sa publication. Comme on le voit à la figure 1, l’offre a atteint un niveau record. Par conséquent, même si certaines spécialités et certains secteurs du pays sont minés par les pénuries, toute possibilité d’un excédent inquiète les gouvernements provinciaux et territoriaux ainsi que les organisations médicales, qui ont coopéré pour restreindre l’offre de nouveaux médecins. Les gouvernements ont réduit le financement pour les postes de résidents et, ultimement, ont fixé un quota sur les postes de résidents financés pour les diplômés internationaux en médecine; en 2012, moins de 10 % des places étaient offertes à ces diplômées et diplômés9,10.
Même en tenant compte de l’augmentation record du ratio médecin: patient, ce dernier reste relativement plus bas au Canada qu’ailleurs dans le monde. Selon les statistiques sur la santé de 2021 de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le Canada se situe au 30e rang de 38 pays de l’OCDE sur le plan du nombre de médecins par 1000 habitants. Le taux canadien de 2,74 médecins par 1000 habitants est inférieur au taux du Royaume-Uni, qui est de 2,98 (au 29e rang), mais supérieur à celui des États-Unis, qui est de 2,64 (au 32e rang)11. Puisque ces 2 pays sont les meilleurs comparatifs au Canada concernant la structure institutionnelle des ressources humaines en santé — ce qui comprend la formation et l’éducation — ce ratio semble dans la bonne fourchette. Bon nombre de pays de l’Europe continentale ont un ratio médecin:patient supérieur, ce qu’ils doivent à une plus grande offre de services centrés sur le médecin et un ratio inférieur d’autres professionnels de la santé, particulièrement du personnel infirmier12.
On ne peut jeter le blâme sur Barer et Stoddart pour les pénuries ou perturbations subséquentes des effectifs médicaux, qu’elles soient perçues ou réelles. Ce sont plutôt les gouvernements provinciaux et territoriaux, qui ont choisi 12 orientations stratégiques, mais n’en ont mis en œuvre qu’une minorité, qui sont responsables de la situation. En même temps, nous devons reconnaître que les orientations stratégiques restantes, de même que toutes les recommandations laissées de côté dans la déclaration de Banff, ne peuvent être mises en œuvre par les gouvernements que par l’intermédiaire de nombreuses entités non gouvernementales (facultés de médecine, associations professionnelles et organismes de réglementation), et que ces organismes peuvent facilement freiner les efforts gouvernementaux. Malgré tout, il est bon de revoir ces recommandations en contexte de ressources humaines en santé vieillissant rapidement, de la nature changeante des pratiques médicales, de l’avènement des soins virtuels et de ce qui est vraisemblablement un changement permanent dans la conciliation travail–vie personnelle chez les médecins.
Footnotes
Cet article a été sollicité et il a été révisé par des pairs.
Intérêts concurrents: Livio Di Matteo déclare occuper des postes à l’Institut canadien d’information sur la santé et au sein du groupe consultatif de la Base de données sur les dépenses nationales de santé (poste non rémunéré). Gregory Marchildon est le directeur fondateur du North American Observatory on Health Systems and Policies (poste non rémunéré). Aucun autre intérêt concurrent n’a été déclaré.
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