C’est un après-midi d’octobre que j’ai rencontré à la clinique Mme D., une septuagénaire impeccablement vêtue, qui parlait avec un fort accent français. Elle m’a dit qu’environ neuf mois plus tôt, elle avait remarqué l’apparition de capitonnage sur son sein, à un endroit où la peau avait déjà épaissi depuis longtemps. Elle m’a expliqué que, des années auparavant, une ceinture de sécurité lui avait sauvé la vie, mais avait endommagé ses tissus mammaires. Au fil des ans, les examens médicaux et les mammographies n’avaient jamais rien révélé d’inquiétant. Mais depuis l’apparition du capitonnage, elle avait senti son sein devenir plus ferme et nettement plus déformé. Puis, une fine ligne rouge sur la peau avait épaissi et suintait, dégageant une mauvaise odeur qui lui causait de faibles nausées continuelles. Elle s’est finalement rendue chez le médecin, qui a rapidement compris le problème et ordonné une mammographie et une biopsie de confirmation. Une scintigraphie osseuse a révélé des métastases qui expliquaient l’inconfort qu’elle ressentait au haut du dos et à la hanche gauche, la forçant à se déplacer avec une canne.
Lorsque je suis entré dans la salle de consultation cet après-midi-là, je ne m’attendais pas à trouver une femme aussi élégamment habillée et superbement coiffée et au sourire aussi éclatant. Mme D. était radieuse. Vêtue de violet et de noir, et portant des bijoux en or, elle brillait sur la toile de fond morne et sous les néons lugubres de la salle d’examen beige de l’hôpital. Pendant notre conversation, elle a fait quelques allusions à son parcours de vie et à ses voyages dans le monde entier, se confiant peut-être plus à moi qu’elle ne l’aurait fait avec un collègue parce que nous pouvions converser dans sa langue maternelle.
Je me suis demandé comment elle avait atterri dans un village de pêcheurs isolé, à moitié abandonné, dans la campagne à la Nouvelle-Écose, une municipalité que j’avais maintes fois traversée pour admirer les grandes maisons avec vue sur la mer — belles, mais de plus en plus délabrées. J’ai cru comprendre qu’elle vivait seule, sans partenaire ni amis proches. Je pouvais facilement imaginer les capitaines de navires la dévisageant avec convoitise lorsqu’elle se promenait sur l’unique rue du village pour aller faire des courses au magasin général. Il ne faisait aucun doute qu’à une autre époque, elle ne devait passer inaperçue nulle part.
Son sein était très tendu à cause de la maladie, et elle avait une plaie béante d’où s’échappait la substance jaune-vert crémeuse caractéristique des infections cancéreuses. Elle s’était fabriqué un pansement avec du papier de toilette et une compresse de gaze, collé un peu n’importe comment et menaçant de libérer à tout moment la substance toxique à travers ses vêtements chics. Cette odeur, qui montait aux yeux, pouvait bien lui causer des nausées!
Sans chercher à lui donner de faux espoirs, je lui ai expliqué son état de santé et les options de traitement, toutes palliatives. Avec l’endocrinothérapie, son cancer pouvait vraisemblablement être bien contrôlé, et cela lui évitait d’être exposée aux nombreux effets indésirables de la chimiothérapie, une option qu’elle a, de toute façon, rejetée dès que je l’ai mentionnée. Mme D. est repartie ce jour-là avec une ordonnance d’antibiotiques et un inhibiteur de l’aromatase, ainsi qu’un analgésique narcotique à faible dose pour soulager son mal de dos. Je lui ai dit que je l’appellerais trois semaines plus tard et j’ai faxé une demande de consultation en soins palliatifs à l’un de mes collègues, avec des précisions sur les soins dont la patiente aura besoin pour sa plaie et d’autres soins de soutien à prodiguer. J’espérais qu’elle réagirait rapidement aux médicaments, que ses symptômes s’amélioreraient et qu’on pourrait réduire l’intensité des soins.
Deux semaines plus tard, j’ai reçu un appel de mon collègue. Mme D. allait bien. Avec les bonnes instructions sur la façon d’appliquer des pansements, elle prenait bien mieux soin de sa plaie et avait remarqué une diminution des sécrétions. Elle utilisait toujours une canne, mais la douleur était moins vive. Ce tableau dépassait mes attentes les plus optimistes et a nourri en moi l’espoir d’un contrôle à long terme de la maladie.
Une semaine plus tard, elle laissait le message suivant sur la boîte vocale de mon bureau:
« Cher docteur, c’est Mme D. Merci pour les médicaments, ils m’ont aidée. Je vais continuer de les prendre jusqu’à la fin — ma fin — le 20 novembre. Merci infiniment. Bonjour. »
J’étais stupéfait.
Avant l’ère de l’oncologie moderne, la frontière entre « traitement actif » et « traitements symptomatiques et soins de soutien » était nette et souvent sans équivoque. Comme le disait Thomas Hobbes, pour de nombreux patients atteints d’une maladie métastatique, la vie était cruelle, brutale et courte, et le concept de « chimiothérapie palliative » semblait pour le moins contradictoire.
Parallèlement à l’évolution des traitements, des soins palliatifs ont été ajoutés au traitement actif du cancer. Il a été démontré que cela améliorait la qualité de vie ainsi que les chances de survie des patients1,2. Ainsi, à mesure que la durée du traitement s’allonge, les soins en traitement s’élargissent. Les divisions professionnelles historiques entre l’oncologie médicale et les soins palliatifs ont largement laissé place à la collaboration, quoiqu’on puisse encore faire mieux.
Malgré cela, des patients continuent de beaucoup souffrir de la combinaison maladie–traitement, et il arrive que les narcotiques, les stéroïdes et les psychotropes ne suffisent pas pour atténuer la douleur, stimuler l’appétit ou apaiser la détresse existentielle. Lorsqu’on atteint ainsi les limites des soins de soutien, l’aide médicale à mourir (AMM) est souvent considérée comme la meilleure option. Il est toutefois rare que cette solution « à sens unique » nous soit demandée dans les cas de cancer actif traitable dont on peut réalistement s’attendre à ce qu’il puisse être contrôlé où la qualité de vie peut être maintenue ou améliorée.
J’ai écouté le message de Mme D. plusieurs fois dans les jours suivants, en tentant de comprendre mes propres sentiments face à sa décision. C’était manifestement une femme très intelligente, parfaitement capable de prendre des décisions concernant son niveau de soins et sa vie. C’était une question de temps avant que sa maladie arrive en phase terminale, et elle remplissait tous les critères légaux de l’AMM. Lors de notre première et unique rencontre, elle m’avait dit qu’elle avait vécu une vie bien remplie et intéressante, et que la mort ne l’effrayait pas. Nous nous étions quittés avec un plan clair et une solution viable qui aurait fait l’envie de beaucoup d’autres personnes. À sa question sur le temps qui lui restait, j’avais répondu que, dans un cas comme le sien, le pronostic était généralement inférieur à 10 ans. Mais je me demandais maintenant si elle avait continué de m’écouter après avoir entendu qu’elle n’en guérirait jamais. J’ai continué à chercher des indices pour essayer de comprendre sa décision et apaiser mes doutes: avais-je dit ou laissé entendre quelque chose qui l’avait amenée à prendre une décision qui, selon moi, était plutôt prématurée? Pour Mme D., la mort était le premier choix, pas le dernier recours — une fin à accueillir plutôt qu’à combattre farouchement.
Des mois plus tard, je traversais en voiture le village où elle avait vécu, et j’ai trouvé sa maison. Sans surprise, c’était une somptueuse demeure avec une grande galerie faisant face à la mer. D’immenses fenêtres reflétaient les rayons du soleil de fin d’après-midi. J’ai remarqué, au deuxième étage, une chambre avec un petit balcon, où je l’imaginais assise le matin avec son café au lait, profitant de la vue et de la brise salée. En admirant la scène, je me suis aperçu que les gouttières avaient besoin d’être remplacées; l’une d’entre elles s’était complètement détachée et volait au vent. Quelques marches de l’entrée avaient également pourri, rongées par la rosée salée, et la cheminée s’effritait.
Je me suis demandé si Mme D. avait observé elle aussi ces signes d’un effondrement imminent et, sachant que rien de ce que je pourrais faire ne la guérirait, avait choisi de mettre fin à sa vie selon ses propres conditions — avant que la maladie et le temps ne la laissent aussi ravagée que sa vieille maison.
Je suis remonté dans ma voiture et j’ai continué à descendre lentement le chemin sinueux, pendant que le soleil se couchait sur l’eau, me rappelant l’éclat de Mme D. L’océan bordant chaque côté de la route, la beauté rustique de la vieille ville de pêcheurs a disparu tranquillement dans mon rétroviseur, tout comme une partie de mon malaise, persistant depuis l’annonce de la décision irrévocable de Mme D.
Footnotes
Cet article a été révisé par des pairs.
« Mme D. » est l’amalgame de plusieurs patients, dont s’inspire également le récit de ses soins et de sa décision.
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