La fondation de l’Association canadienne de protection médicale (ACPM) en 1901 a été déterminante pour le droit canadien en matière de faute médicale. Au départ, l’ACPM était un petit organisme de défense mutuelle qui mettait en commun les cotisations des membres pour couvrir les frais des médecins faisant l’objet de poursuites pour faute professionnelle. À ses débuts, l’Association protégeait vigoureusement ses membres, qualifiant les patients demandeurs de « charlatans sans scrupules » et refusant de régler toute action intentée contre ses membres. Vers la fin des années 1920, elle avait cependant commencé à payer des dommagesintérêts imposés dans le cadre de procès perdus, et à régler à l’amiable les affaires qu’elle jugeait indéfendables1. À la même époque, l’organisation demandait en outre à ses membres de signaler les menaces de poursuites pour faute professionnelle (avant qu’elles ne soient engagées) et observait les stratégies gagnantes en matière de litige. Forte de ces informations, l’Association était bien placée pour mettre en garde les médecins contre les interventions qui représentaient un risque à la fois pour la population et pour ses propres résultats. Des années 1940–1960, sa stratégie de gestion des risques a amené l’ACPM à alerter les praticiens sur les dangers associés au traitement des varices.

Une publicité de 1918 de l’Association canadienne de protection médicale visant à attirer de nouveaux membres et indiquant que l’organisation « défend ses membres contre les allégations de faute professionnelle », moyennant une cotisation annuelle de 3 $.
Image courtesy of The Canadian Lancet, Vol. LI, No. 9, 1918. Image d’archive disponible uniquement en anglais.
On a longtemps eu recours à la compression pour traiter les varices, mais au milieu du 20e siècle, les interventions agressives étaient de plus en plus fréquentes. Divers praticiens ont expérimenté des traitements comprenant la « ligature » (occlusion de la grande veine saphène) ou l’« éveinage » (ablation de la veine par des incisions dans la région de l’aine ou derrière le genou). Certains utilisaient des injections, souvent de morrhuate sodique, pour stopper la circulation sanguine dans les veines affectées. Le traitement agressif des varicosités, cependant, entraînait parfois des blessures graves chez les patients, et les interventions étaient controversées2. En 1948, 2 chirurgiens montréalais ont tiré la sonnette d’alarme : ils déploraient que les médecins qui ne la pratiquaient qu’à l’occasion considèrent cette intervention comme étant simple, facile à exécuter et sans danger, si bien qu’elle était souvent assignée à des chirurgiens qui avaient peu d’expérience et des stagiaires2.
Dans son rapport annuel de 1948, l’ACPM décrit le cas d’une patiente qui, après avoir souffert de la gangrène et s’être fait amputer d’une jambe après une intervention sur ses varices, s’est vu verser 7800 $ (équivalant à environ 87 000 $ en 2021). Après avoir discuté de la meilleure option entre le règlement à l’amiable et la défense en cour, l’Association et ses avocats avaient finalement opté pour un règlement à l’amiable. « C’est un fait indéniable, avait alors déploré le Dr J.F. Argue, président de l’ACPM, qu’avant l’injection, la patiente avait 2 jambes fonctionnelles, et qu’après, il ne lui en restait qu’une3. » L’Association a donc demandé que seuls les médecins ayant une formation et une expérience adéquates puissent pratiquer de telles interventions3. Le Dr Argue aborde de nouveau le sujet dans le rapport annuel de 1954, où il a noté que les plaintes pour faute professionnelle au cours de l’année portaient sur des problèmes récurrents, tels que des aiguilles chirurgicales cassées et des éponges oubliées dans les corps4. Il a également ajouté qu’un type de dossiers méritait une attention particulière : les plaintes liées au traitement des varices. Selon lui, la littérature médicale de l’époque n’insistait pas suffisamment sur les piètres résultats et sur le fait que les traitements pouvaient être difficiles et les complications, extrêmement graves4.
Tout au long des années 1960, l’ACPM a continué d’attirer l’attention sur les effets indésirables des traitements contre les varices dans ses rapports annuels. Par exemple, en 1960, l’ACPM a dit à ses membres : « Cette année, comme les années précédentes, le traitement chirurgical des varicosités a causé des problèmes, qui sont toujours les mêmes. Les raisons ou les excuses données par les médecins, elles, sont moins uniformes : les patients étaient obèses, ou certains vaisseaux sanguins étaient anormaux ou ne se trouvaient pas dans leur position habituelle. Certains médecins disent même qu’ils ne savent tout simplement pas ce qui s’est passé. Quelle que soit la raison invoquée, les artères fémorales et leurs branches sont endommagées; elles peuvent avoir été coupées par inadvertance, ligaturées ou même arrachées de la jambe. Les résultats sont toujours graves, l’amputation étant la solution la plus courante et la plus lourde de conséquences5. »
Le Dr T.L. Fisher, secrétaire–trésorier de l’ACPM de 1935–1972, a joué un rôle clé dans la campagne visant à prévenir les issues négatives des interventions sur les varices. Le Dr Fisher a donné régulièrement des conférences sur les fautes professionnelles lors de réunions d’associations médicales, dentaires et de soins infirmiers, et il a publié des dizaines d’articles dans des revues médicales pour offrir des conseils sur les questions médicolégales. Parmi ces articles, 3 ont paru dans le JAMC entre 1955 et 1968 qui traitaient des graves répercussions médicales et juridiques de l’échec des interventions sur les varices. En 1955, il a décrit 2 cas où des patients avaient menacé d’intenter des poursuites. Dans 1 de ces cas, l’ACPM a jugé qu’il n’y avait aucune possibilité raisonnable de défense réussie et a négocié un règlement de 10 000 $. Dans l’autre, une intervention d’éveinage ayant entraîné une amputation sous le genou d’une femme de 33 ans avait donné lieu à un règlement de 9750 $ (plus les frais juridiques)6. Il s’agissait de sommes considérables, étant donné que la cotisation annuelle de l’ACPM n’était que de 10 $ à l’époque (aujourd’hui, celles-ci varient selon le type de travail et la région, mais elles peuvent s’élever à plusieurs milliers de dollars par an). La somme totale de toutes les indemnités versées par l’Association de novembre 1954 à novembre 1955 s’élevait à 54 864 $ (équivalant à 564 000 $ en 2021)7. Dans son article publié en 1960 dans le JAMC, le Dr Fisher estimait que 10 des 11 plaintes récentes concernant les résultats négatifs des interventions sur les varices étaient « légitimes », notamment 2 cas où les médecins avaient ligaturé l’artère fémorale au lieu de la veine saphène, entraînant une amputation8. Huit ans plus tard, il a écrit sur le rôle de l’ACPM concernant la surveillance des risques médicaux, avançant que l’Association était l’organisation la mieux placée pour prendre connaissance plus rapidement et rester au fait des types de traitement donnant souvent lieu à des plaintes et à des réclamations de la part des patients9.
Les premiers efforts de sensibilisation déployés par l’ACPM étaient quelque peu désordonnés, mais allaient dans le sens des objectifs de l’Association, c’est-à-dire de réduire les risques pour les patients en partageant des données et des informations sur les pratiques entraînant des issues négatives et des poursuites judiciaires. L’ACPM remplit toujours ce rôle, mais de manière plus soutenue et mieux organisée. Dans son dernier rapport annuel, l’Association affirme disposer de « la plus vaste collection de données médicolégales au pays » et que son « équipe de recherche se consacre à analyser ces données, ciblant par le fait même les défis à relever et les occasions à saisir pour rendre les soins médicaux plus sécuritaires »10. Ces dernières années, l’ACPM a également fourni de l’information destinée à la rédaction d’articles révisés par des pairs sur la sécurité médicale.
Bien que l’ACPM n’ait pas l’autorité légale de contrôler la pratique médicale, elle a utilisé sa plateforme pour décourager les praticiens sous-qualifiés de réaliser des interventions risquées. En 1968, le Dr Fisher notait que les médecins qui ont des problèmes à la suite de chirurgies des varices ne sont manifestement pas compétents pour les pratiquer; ils n’ont ni les connaissances, ni l’expérience, ni la conscience de la gravité des complications de ces interventions9. Ce type de réprobation se voulait un effort de persuasion morale visant à prévenir les préjudices causés aux patients et à limiter les répercussions financières pour l’ACPM; l’Association n’a jamais rendu publics les noms des médecins impliqués dans les procès.
L’approche proactive de l’ACPM dans la gestion des risques médicaux a probablement contribué à freiner l’augmentation des plaintes pour faute professionnelle au Canada, du moins en comparaison avec les États-Unis, frappés par une véritable crise des fautes professionnelles dans les années 197011,12.
Footnotes
Cet article a été révisé par des pairs.
Intérêts concurrents : Blake Brown signale avoir reçu une bourse du Conseil de recherches en sciences humaines, dans le cadre des travaux présentés ici.
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