Pris aux tripes =============== * Jack Kerr [Voir la version anglaise de l’article ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.211548](http://www.cmaj.ca/lookup/volpage/194/E172) À l’horloge : 3 h 18. Ça n’a pas bougé de la semaine. L’horloge noir et blanc d’un goût douteux rappelle celles qu’on trouve au magasin à un dollar; les piles sont à plat. Où est l’infirmière? Je ne sais plus si c’est ma cinquième ou ma sixième nuit ici. Peu importe. Je ne suis pas sorti de cette chambre depuis que j’ai été admis. En fait, je ne me suis pratiquement pas levé du lit. Enfin! La porte s’ouvre et la lumière beaucoup trop vive du couloir inonde la pièce. Le bruit des pas qui s’approchent s’accompagne du cliquetis de mes analgésiques. La plaie sur mon ventre me cause une douleur lancinante. Je résiste à la forte envie d’ouvrir les yeux. Chaque fois que je regarde ce ventre, j’ai envie de vomir. Si je garde les yeux fermés assez longtemps, peut-être qu’au moment où je les ouvrirai, je serai rentré à la maison. \* * *| Autre temps, autre lieu, je me réveille dans l’obscurité totale. Le bruissement des palmiers dehors me rappelle que je ne suis pas au Nouveau-Brunswick. Mon estomac commence immédiatement à gronder. Mon jeune frère dort encore profondément, sa poitrine se soulevant et s’abaissant à un rythme régulier qui m’irrite. J’ai envie de le réveiller. Ce ne serait pas très mature de la part d’un adolescent en 5e secondaire (12e année), mais pourquoi serais-je le seul à ne pas pouvoir dormir? C’est la quatrième fois cette nuit que j’ai besoin d’aller aux toilettes. Je sors de mon lit et je me dirige vers la salle de bains, en passant sur la pointe des pieds devant la chambre de mes parents. Je me cogne l’orteil, ça fait mal et j’étouffe un cri au prix d’un effort surhumain. J’arrive finalement à la salle de bains et j’allume le plafonnier pour découvrir qu’il ne reste plus de papier hygiénique. Je serre les fesses. Je sais par expérience que j’ai environ 45 secondes avant un très gros dégât. Je suis maintenant complètement réveillé. Où est-ce que je rangerais les rouleaux de papier hygiénique si je possédais une maison sur la plage en Floride? Je regarde sous l’évier. Rien. Je regarde en direction du placard, par-dessus mon épaule. Non plus. Je dévale les escaliers quatre à quatre, jusqu’à la salle de bains adjacente à la chambre de ma sœur. J’ouvre brusquement la porte et je m’assieds sur la toilette — juste à temps. \* * *| J’essaie de reprendre mon souffle alors qu’un mélange de sang, de selle et de mucus quitte violemment mon corps. Je suis presque certain que les sons effrayants qui résonnent sur les murs des toilettes atteignent le plus grand amphithéâtre de l’université, situé juste à côté. Pendant la plupart de mes cours de premier cycle, j’ai essayé de m’asseoir à gauche, à environ un tiers du fond, toujours côté allée — c’est obligé pour les départs précipités. Cette fois, je ne me suis pas donné assez de temps pour arriver aux toilettes privées du quatrième étage, mes préférées. Je connais l’emplacement exact de toutes les meilleures salles de bains du campus (les plus propres et les plus isolées). Je grimace de douleur alors que mes intestins se préparent à l’inévitable deuxième vague. J’ai l’impression qu’on me poignarde l’estomac. Une deuxième explosion se fait entendre dans les cabines. Je jette un coup d’œil nerveux à mon téléphone; il reste trois minutes au cours. Mon ordinateur est resté sans surveillance dans l’auditorium. J’attrape le rouleau de papier hygiénique, et mon regard se pose par hasard sur mes sous-vêtements noirs Calvin Klein. Je rougis de honte et tends le bras pour saisir la paire de sous-vêtements de secours cachée dans le compartiment avant de mon sac à dos. Mon cœur se serre. Où est mon sac à dos? Je ferme les yeux et je le vois posé sur le sol de l’amphithéâtre, à gauche, à environ un tiers du fond, devant le siège côté allée. \* * *| Le klaxon retentit une troisième fois; sac à dos à l’épaule, je monte dans la voiture. Ce sac est la bouée de sauvetage de ma colite ulcéreuse. Maintenant que je suis diplômé universitaire, je ne quitte jamais la maison sans lui. Chaque flacon de médicament, chaque barre granola et chaque vêtement de rechange a sa place. Je peux m’y retrouver les yeux fermés; il le faut d’ailleurs, parfois. Je suis assis sur la banquette arrière, absolument gelé en cette mi-janvier. Le chauffage de la voiture fonctionne aussi bien que mon gros intestin. Au moins, je n’ai pas à marcher jusqu’au laboratoire, ce qui reviendrait à dire 20 minutes sans accès à une salle de bain. Une fois arrivé, je ressens le besoin d’appeler ma mère, comme c’est arrivé souvent au cours des quatre dernières années. À ma première année, j’ai manqué un mois entier de cours en raison d’une rechute. Puis j’ai lutté contre une infection à *Clostridium difficile*. J’ai été sous prednisone à forte dose pendant 19 mois, avec tous les effets indésirables qui s’en accompagnent. J’ai perdu 16 % de mon poids corporel. J’ai essayé cinq médicaments biologiques différents avant d’en trouver un qui me permettait de garder un semblant de contrôle. Combien d’heures passées sur la toilette et dans des salles d’attente d’hôpitaux? Plus de fêtes manquées que je ne peux en compter. Mais là, je termine une thèse de spécialisation. Malgré tous les obstacles, j’ai été admis à la faculté de médecine. Je regarde par la fenêtre juste au bon moment pour voir le soleil percer les nuages. \* * *| Le soleil d’après-midi s’infiltre par la lucarne du toit de l’auditorium. La classe s’agite; mon esprit vagabonde aussi. Je savais que faire des études de médecine avec une maladie chronique ne serait pas de tout repos. Par chance, mon dernier médicament a tenu deux ans, mais son efficacité commence à diminuer. Je repense à la terrible infection que j’ai eue au premier cycle. Je ne laisserai plus les choses se détériorer à ce point. Quoique, mes options sont limitées. Est-ce que je serre les dents et consens à une résection intestinale ou j’essaie un sixième produit biologique? Ça fait cinq ans que j’écarte l’idée d’une opération, espérant toujours que le prochain médicament sera « le bon ». Quand décide-t-on qu’« assez, c’est assez »? Les études en médecine sont particulièrement exigeantes et elles finissent par user. Comment puis-je prendre soin des autres si je ne peux pas prendre soin de moi? Les médecins font beaucoup de sacrifices — je me demande combien ont sacrifié des organes. \* * *| Quelqu’un me parle, c’est l’anesthésiste. Il me demande de compter à rebours à partir de 100. La plupart des gens ne se rendent pas à 90. Il me reste 10 secondes de conscience avec mon gros intestin. Les moniteurs derrière moi battent au rythme de mes pulsations cardiaques. Je n’arrive plus à garder les yeux ouverts. Il n’est plus question de faire marche arrière. \* * *| Mes yeux s’ouvrent péniblement. La douleur est foudroyante, mais je sais qu’elle peut être gérée. Aujourd’hui, c’est le cinquième jour de ma nouvelle vie sans côlon. Ou est-ce le sixième? Peu importe, l’infirmière devrait m’apporter sous peu ma prochaine dose d’hydromorphone. Mon rétablissement a pris du temps, mais pour la première fois depuis des années, je me sens capable de penser à l’avenir au lieu de m’accrocher au passé. Je regarde mon ventre. Chaque fois, je peux maintenir mon regard un peu plus longtemps. Mon attention se porte immédiatement sur la partie de mon intestin grêle qui dépasse — ce qu’on appelle une stomie. Je me souviens d’en avoir entendu parler en classe, mais les manuels ne montraient pas cette vue. Je lève les yeux vers l’horloge au mur, toujours bloquée à 3 h 18. La prochaine fois que je verrai l’infirmière, je lui demanderai si on peut remplacer les piles. ## Footnotes * Cet article a été révisé par des pairs. * Il s’agit d’une histoire vraie. * **Note de l’auteur:** Ce récit n’aurait pas été possible sans le soutien exceptionnel du Dr Paul Moorehead. Son enthousiasme, son savoir, son souci du détail et ses commentaires perspicaces ont été extrêmement précieux. Il s’agit d’un article en libre accès distribué conformément aux modalités de la licence Creative Commons Attribution (CC BY-NC-ND 4.0), qui permet l’utilisation, la diffusion et la reproduction dans tout médium à la condition que la publication originale soit adéquatement citée, que l’utilisation se fasse à des fins non commerciales (c.-à-d., recherche ou éducation) et qu’aucune modification ni adaptation n’y soit apportée. Voir : [https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/](https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/)