Il a des boucles auburn, et des taches de rousseur sous une paire d’yeux bleu foncé. Ses bottes de travail ont laissé de la boue sur le plancher. Il est assis sur le tabouret, son bras gauche étendu sur la table d’examen. Il a déjà enlevé le bandage, révélant une lacération en voie de guérison sur son avant-bras — propre et rose, avec une ligne de sutures bleu vif attachées avec des petits nœuds.
« Comment est-ce arrivé? »
« Une scie à chaîne. Je l’ai seulement effleurée. J’ai perdu ma poigne quand la scie a frappé une branche. »
J’examine attentivement la plaie. « Ça semble déjà bien guérir. »
Après avoir rassemblé l’équipement, je commence à retirer les sutures, soulevant chaque nœud avec une pince, glissant la fine pointe courbe des ciseaux sous la suture pour la couper, puis la tirant de la peau. Soudain, les 3 dernières sutures deviennent floues pendant que je les enlève; la ligne de l’incision devient double, puis se brouille. Je laisse tomber une suture sur le sol, puis plisse les yeux pour enlever la dernière. Je nettoie l’incision avec de la solution saline, et la sèche en la tapotant avec de la gaze, alors que la pièce chavire et se met à tournoyer avant de se redresser. Je me sens étourdie, puis inquiète pendant que je fixe à son avant-bras un bandage propre. Je jette les déchets dans la poubelle et quitte la pièce sans un mot.
Encore étourdie, je place son dossier sur mon bureau. Je n’aurais pas dû sauter le dîner.
Mon prochain patient est un homme qui travaille au petit hôpital rural rattaché à notre cabinet. La lumière du plafonnier semble vaciller et s’intensifier quand je m’assois. Je place le dossier, mon stylo et le bloc d’ordonnances devant moi au bout de la table d’examen. Je les reprends quelques fois pour les replacer, puis je reste assise sans rien dire, perplexe.
Il attend un instant, puis me demande: « Ça va? »
Je le fixe, me demandant ce qu’il fait là. Des gouttes de sueur apparaissent sur son front. Je réponds vaguement de me donner une minute, en tournant mon visage vers le mur.
« Pensez-vous que vous devriez aller à l’urgence? », demande-t-il. Quand je ne réponds pas, il répète sa question: « Avezvous besoin d’aller à l’hôpital? »
Je ne m’en souviens plus, mais je me lève alors de ma chaise, quitte la pièce et me promène sans but dans mon cabinet alors qu’il m’observe, alarmé, depuis la salle d’examen de l’autre côté du couloir.
Il s’approche, me prends doucement par le bras et me guide au-delà de la réception et de la salle d’attente, puis le long du couloir, où il utilise sa carte magnétique pour entrer à l’urgence. Il m’en parle plus tard, mais j’ai tout oublié. J’ai un fragment de souvenir de l’urgence: il murmure à une infirmière et elle se tourne vers moi.
« Pouvez-vous me dire ce qui ne va pas? »
Je hausse les épaules, confuse et silencieuse parce que je ne sais pas pourquoi je me tiens au milieu du couloir de l’urgence, comme si j’étais allée travailler au mauvais endroit le mauvais jour.
J’essaie de parler, mais il ne sort que du charabia. Quand je me couche sur la civière dans la salle d’examen, je vois une lumière blanche stroboscopique clignotante dans le coin inférieur droit de mon champ de vision. J’essaie de le communiquer à l’infirmière avec des gestes, serrant et desserrant ma main droite pour mimer le clignotement, mais je ne trouve pas les mots. Elle vérifie mon pouls et ma pression artérielle.
L’urgentiste arrive, regarde dans mes yeux avec une lumière vive et me pose des questions. Je tente de répondre, mais je n’arrive pas à prononcer. Il enlève doucement mon stéthoscope, encore autour de mon cou, et le tend à l’infirmière. Alors qu’elle le place sur le comptoir, la peur de le perdre — et de ne pas pouvoir le récupérer — m’envahit.
Le temps passe comme dans un rêve, chaotique et trouble, dans un méli-mélo de visages et de voix, une agitation que je ne comprends pas. J’entends un clic de ceinture. Les tuiles blanches du plafond bougent au-dessus de moi alors qu’on me fait traverser des portes et m’installe dans une ambulance pour aller à l’hôpital régional. Un souvenir clair: l’ambulance roule et prend un virage; je tends ma main comme pour me retenir. Une voix me dit: « Ne vous inquiétez pas, vous ne tomberez pas. Vous êtes bien attachée. » Une lumière blanche clignote pendant quelques secondes, puis la noirceur m’entoure.
*
Une sirène retentit. Une couverture de flanelle me couvre, rentrée près des bords reluisants de la civière. Le pantalon de l’homme a une bande réfléchissante. Il écrit sur une planchette. Je me blottis sur moi-même, cherchant son visage pour me rassurer. J’ai mal au dos. Nous avançons, tournons, arrêtons. La porte arrière s’ouvre à mes pieds. Une sensation de chute, un clic. On m’amène dans un endroit froid et sombre, me fait passer par des portes. Des voix. Des visages qui me posent des questions auxquelles je ne peux pas répondre.
Quelques heures plus tard, le neurologue se présente au pied de mon lit. « Rien d’inquiétant sur le tomodensitogramme », me rassure-t-il.
« Quand elle est arrivée, elle ne me reconnaissait pas, lui raconte mon mari. Elle était agitée et essayait de descendre de la civière, puis elle fixait le plafond. Au début, elle ne pouvait pas du tout parler, puis elle se répétait sans cesse, marmonnant surtout du charabia et des phrases étranges. Elle parle de façon cohérente maintenant. »
« Une crise d’épilepsie, explique le neurologue. Une crise focale avec conscience altérée, qui est devenue une crise tonico-clonique dans l’ambulance. »
Je grimace en essayant de trouver une position plus confortable. « J’ai terriblement mal au dos. »
« Vous avez fait une crise d’épilepsie pendant que vous étiez attachée sur une civière dans une ambulance en mouvement », répond-il comme si cela expliquait tout.
Mes pensées tourbillonnent et j’oublie continuellement ce qu’il dit, et même ce que je fais là. Je répète: « J’ai mal au dos. »
Après le départ du neurologue, je touche les électrodes cardiaques sur ma poitrine; je jette un coup d’œil à l’intraveineuse dans mon bras. Comment est-ce que tout cela a pu arriver sans que je m’en rende compte? J’essaie de comprendre, mais j’ai déjà oublié ce qu’il m’a dit.
De retour à la maison, je dors pendant des heures. Le lendemain, on me retire mon permis de conduire à cause de la crise; je ne pourrai plus me rendre seule au cabinet ou à l’hôpital quand je suis de garde. Je me fais du souci pour les rendez-vous de mes patients annulés à la dernière minute. Mes pensées sont lentes, mélangées et embrumées.
« Tu as besoin d’un congé, me dit mon mari. Tu n’as pas l’esprit clair. Tu te répètes. »
« Tu ne comprends pas, ce sera encore plus difficile si je ne retourne pas. Les patients dont le rendez-vous a été annulé voudront me voir la semaine prochaine. Je dois travailler. Je ne peux pas simplement décider de ne pas prendre soin de mes patients. »
Je retourne au travail quelques jours plus tard, et retrouve mon stéthoscope sur un crochet à l’urgence quand j’y passe pour aller faire mes tournées à l’hôpital. Une infirmière me sourit et me souhaite un bon retour.
Mais les crises d’épilepsie continuent, parfois après des semaines ou des mois, alors que je commençais à avoir espoir que mes nouveaux médicaments fonctionnent. J’ai la sensation troublante d’être sur mes gardes, à l’affût d’une crise qui rôde, prête à se déclencher soudainement en public, devant mes collègues et mes patients, exposant mes vulnérabilités, mon anxiété et l’érosion de ma confiance en moi.
Footnotes
Cet article a été révisé par des pairs.
Il s’agit d’une histoire vraie.
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