–As-tu déjà été aux soins intensifs? me demande la médecin résidente en chirurgie.
Je sais qu’elle veut dire comme étudiante en médecine et non comme patiente.
– Non, dis-je.
Je pourrais lui parler de mon expérience en tant que patiente en soins intensifs 4 ans plus tôt, mais je ne pense pas qu’elle veuille entendre mon histoire personnelle.
Je me rappelle le sifflement étrange du ventilateur sur la table de chevet d’un autre patient. Les lumières allumées toute la nuit, les voix du personnel infirmier. Le murmure et le bouillonnement du nébuliseur alors que la buée se forme dans mon masque à oxygène.
J’inspire profondément.
– Aucune raison d’être nerveuse, me dit la résidente.
Nous enfilons des blouses jaunes pardessus nos blouses vertes de chirurgie, puis des masques et des gants, suivant les règles du protocole de contrôle des infections affiché sur la porte.
Je me rappelle ma blouse d’hôpital bleu pâle, nouée lâchement dans mon dos pour faciliter l’installation des moniteurs cardiaques et les auscultations incessantes du thorax. La sensation de gêne et de pudeur en l’absence de la chaleur rassurante de mes propres pyjamas.
La résidente ouvre la porte et me fait signe de la suivre.
Je me rappelle le crissement des rideaux que l’on tire lorsque les médecins ou les membres du personnel infirmier entrent ou que l’inhalothérapeute vient à nouveau vérifier ma gazométrie sanguine.
Le patient allongé devant moi est sous sédatif et sous ventilateur; près de son lit, un sac pour perfusion intraveineuse verse ses médicaments goutte à goutte dans sa veine. Il a l’air tellement jeune.
J’avais 28 ans, une pneumonie sévère aggravée par l’asthme, toussant et respirant difficilement jusqu’à bleuir mes lèvres. Je cherchais mon souffle comme si je courais un marathon; j’essayais de dormir, appuyée contre des oreillers. La plupart du temps, je restais simplement allongée, effrayée par le bruit de ma propre respiration.
Il touche à la fin de sa vingtaine. Il a des cheveux bruns qui bouclent au-dessus de son front et de longues jambes dont les pieds touchent le bout du lit. Ses joues rondes le rajeunissent encore plus. Il a l’air d’un garçon au cœur tendre, le genre de garçon que ma famille aimerait instantanément.
La pièce sent les antiseptiques et les vieilles chaussures de sport.
Je me rappelle l’odeur étrange et les pleurs de mon voisin de lit. Il pleurait derrière les rideaux, pendant que l’infirmier changeait ses pansements. J’ai entendu l’infirmier dire « sepsis ». À l’époque, j’ignorais ce que ça signifiait.
– Tu t’habitueras à l’odeur, murmuret-elle. Ça aide de bien serrer ton masque.
Non, je ne m’y habituerai jamais ni à l’odeur ni à rien de tout cela. Même si le masque est serré jusqu’à m’empêcher de respirer.
– Il est éviscéré.
Nos regards se croisent quand la résidente essaie d’analyser ma réaction, de voir si je comprends ce mot. Puis, elle tire sur le drap.
– Son ventre a été rouvert à cause d’un grave sepsis après une opération pour pancréatite aiguë.
Pendant un instant, je suis incapable de penser, mais je m’exhorte à ne pas détourner les yeux. Les paupières du patient s’entrouvrent, comme sous l’effet d’un rêve, et c’est si bref que je pourrais croire que je l’ai imaginé; c’est si bref que je ne pourrais dire s’il a les yeux bruns ou bleus. Des cils longs, tels des plumes.
Une infirmière s’affaire autour de lui, à croire qu’elle cherche à le protéger de ce qu’on s’apprête à faire. Elle aligne des instruments, de la gaze et de l’équipement d’irrigation, puis couvre son ventre de champs opératoires.
Je n’ai aucun souvenir qui puisse ressembler à ce moment. Ma toux, mon souffle court et mes difficultés respiratoires étaient horribles, mais pas à ce point.
Alors que nous nettoyons et irriguons son ventre et ajoutons de la gaze, je me répète qu’il va bientôt aller mieux, s’asseoir et pouvoir quitter les soins intensifs.
J’ai dit au revoir au personnel infirmier alors qu’on me transférait de l’unité des soins intensifs à une chambre ordinaire pour quelques jours. J’avais hâte de rentrer à la maison.
Au fond de moi, je savais que les choses seraient différentes pour lui.
Après l’intervention, je me poste à la fenêtre pour contempler une douce pluie grise et je prie silencieusement pour lui. L’infirmière et la résidente s’en vont, mais je reviens à son chevet et j’y reste un instant pour observer le rythme régulier de sa respiration et le papillonnement de ses paupières, comme s’il rêvait. Je me demande ce qu’il voit dans ses rêves, ce qu’il entend dans cette pièce.
Je dis son prénom à voix haute, voulant qu’on l’entende clairement par-dessus le bruit du ventilateur. C’est le fils de quelqu’un, il est gravement malade et il pourrait ne jamais quitter cette pièce.
– Nous faisons tout notre possible pour que tu ailles mieux, lui dis-je doucement. Je sais que tu veux juste retourner à la maison.
Mes paroles semblent vaines dans la salle silencieuse.
Je me rappelle quand j’ai finalement quitté l’hôpital, quand j’ai marché sous les rayons du soleil et quand j’ai senti l’air frais dans mes poumons. Cette sensation de gratitude. Cette sensation d’être en vie.
Je referme la porte de verre, j’enlève ma blouse et mes gants, et je jette le tout dans la corbeille. L’infirmière lève les yeux de ses documents. Nos regards se croisent, et elle tente de sourire.
Le soir, à la maison, je borde mon fils, je remonte les couvertures sur son ventre et j’écarte quelques boucles qui lui tombent sur le front. Je regarde le tremblement de ses cils pendant qu’il s’endort.
Footnotes
Voir la version anglaise de l’article ici: www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.210454
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Cette histoire s’est déroulée il y a plus de 25 ans.
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