Si le pouvoir, la richesse et le talent d’un pays étaient les seuls déterminants de sa façon de répondre aux besoins de sa population, les États-Unis seraient sans égal en matière de soins de santé. Pourtant, le système de santé américain se classe loin derrière ceux du Canada et de la plupart des autres pays industrialisés. Le projet de réforme du système de santé que le président Barack Obama offre aux Américains est une occasion précieuse à saisir, mais il est menacé par les dissensions internes. Encore une fois, la population des États-Unis pourrait se voir refuser l’accès aux soins de santé de qualité qu’elle serait en droit de recevoir.
Le système de santé «socialiste» du Canada est le souffre-douleur préféré des lobbyistes anti-réforme, qui utilisent des tactiques d’intimidation et entretiennent les mythes concernant le rationnement, les listes d’attente et le manque de choix afin de persuader les Américains que le maintien du statu quo est une meilleure solution. Au Canada, nous savons que notre système de santé n’est pas parfait. Nous l’avons d’ailleurs dit maintes et maintes fois dans les pages de ce journal. Néanmoins, il suffit de quelques comparaisons pour montrer à quel point le système de santé du Canada est meilleur que celui des États-Unis et à quel point les Américains auraient avantage à accepter d’emblée la réforme.
Penchons-nous sur les statistiques suivantes, tirées de la publication Éco-Santé 2006 de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) 1. Commençons par les résultats de santé les plus fondamentaux que tout système de santé est censé optimiser, à savoir la vie et la mort. L’espérance de vie d’un Américain moyen est près de trois ans plus courte que celle d’un Canadien moyen (78,1 contre 80,7 ans). Cet écart de survie commence dès la naissance: la mortalité infantile est plus élevée aux États-Unis qu’au Canada (6,7 contre 5,0 décès pour 1000 naissances vivantes). Pourtant, l’économie américaine dépense pour la santé — ou plutôt, de plus en plus, emprunte — plus d’une fois et demie ce que dépense le gouvernement canadien (16 % contre 10,1 % de l’économie). En outre, malgré ces dépenses beaucoup plus élevées, les Américains consultent moins leurs médecins que les Canadiens (3,8 contre 5,8 visites chez le médecin par année).
Même si de nombreux facteurs sont à l’origine de ces différences, une vérité incontestable demeure: comparativement au Canada, le système de santé américain est loin d’être rentable, et son inefficacité tue des Américains. La force de cette vérité est la raison pour laquelle les lobbyistes anti-réforme s’en prennent maintenant au système canadien.
Comme l’explique le Dr Frank Luntz, stratège républicain, l’opposition fonde ses arguments sur des «histoires d’horreur de refus de soins au Canada» 2. Les attaques sont si absurdes et fantaisistes qu’elles devraient être risibles, sauf que les Américains sont nombreux à y croire. Eh non, le Canada ne pratique pas l’euthanasie sur ses personnes âgées! Si nous le faisions, notre espérance de vie ne serait guère plus longue que celle des Américains. Il n’existe pas non plus de «tribunaux de la mort», ni dans le système canadien de soins de santé, ni dans le projet de réforme présenté par le président Obama. C’est également faux qu’au Canada, le système impose un bureaucrate entre un patient et son médecin pour décider quels soins prodiguer. Au contraire, c’est au sud de notre frontière que cela se fait régulièrement, les médecins et les patients étant sans cesse aux prises avec les «bureaucrates» des compagnies d’assurance pour des questions de paiement.
La seule accusation qui présente même l’ombre d’une preuve, quoique largement déformée, est que les Canadiens font face à des listes d’attente pour les soins de santé. Mais cela ne signifie pas pour autant que des Canadiens meurent régulièrement en attendant des examens et des opérations, car il y a des listes d’attente pour des interventions électives, comme les arthroplasties, et non pour les soins d’urgence ou les soins vitaux. Le fait de prioriser aide en fait à garantir que les cas graves passent en premier.
Nous ne pouvons condamner assez fortement la malhonnêteté intellectuelle des lobbyistes et des politiciens dont les distorsions du système de santé canadien servent à camoufler leur scandaleux rejet de réformes qui aideraient les Américains non assurés ou insuffisamment assurés. Les 32 millions de Canadiens sont assurés. On ne peut nier que les temps d’attente font des mécontents et que certains se voient refuser des traitements qu’il leur faudrait recevoir; aucun système n’est parfait ou ne peut plaire à tout le monde. Mais, au Canada, même les moins fortunés s’en tirent mieux que les 47 millions d’Américains non assurés, pour lesquels aucun traitement n’est couvert et qui font face à une attente infinie, à moins d’avoir les moyens de payer la facture des soins médicaux.
Si les États-Unis veulent améliorer la santé de leurs citoyens — comme ils se doivent de le faire — il faut changer certaines attitudes négatives, notamment les suivantes.
Premièrement, le billion de dollars US qu’il en coûtera, selon l’Administration Obama, pour couvrir les non-assurés sur une période de 10 n’est pas un fardeau; par habitant, c’est plutôt une aubaine du tonnerre. Le Canada dépense environ 156 milliards de dollars US chaque année pour couvrir moins de personnes que les non-assurés aux États-Unis. L’hésitation du Congrès face à cette dépense est malvenue, car les études économiques montrent que l’absence d’investissement pourrait être encore plus coûteux, en raison de la perte de productivité et d’emplois, à condition, bien sûr, que la couverture élargie soit accompagnée de mesures de contrôle des coûts 3,4. Il est difficile de comprendre pourquoi l’allocation d’un montant moindre pour l’assurance-maladie publique provoque tant d’inquiétudes alors que le Congrès a versé d’un coup sans hésiter 700 milliards de dollars US l’an dernier pour renflouer Wall Street.
Deuxièmement, tous les systèmes de santé rationnent les soins, y compris le système américain. Ce rationnement n’est cruel que lorsqu’il est mal fait. Or, la pire forme de rationnement se produit lorsque les assureurs privés américains refusent systématiquement de couvrir les personnes qui ont des troubles de santé préexistants. Cela vise sans merci ceux et celles qui ont le plus besoin de soins médicaux. Au Canada, on ne refuse des soins à personne pour des troubles de santé préexistants, et il n’y a pas d’âge limite. On essaie plutôt de rationner les traitements médicalement inutiles. Là où nous commettons parfois des erreurs, c’est dans le rationnement de nouveaux traitements qui, avec le temps, se révèlent utiles et non futiles. Dans notre culture respectueuse, nous corrigeons ces erreurs lentement en faisant pression sur l’assureur public. Dans la culture américaine de contentieux, poursuivre l’assureur public permettra probablement de corriger de telles erreurs plus rapidement. Nous sommes d’avis que cette différence est susceptible de rendre le rationnement plus équitable aux États-Unis qu’au Canada.
Troisièmement, certains membres du Congrès doivent chasser le spectre de la médecine dite «socialiste». Il pourrait être utile de faire référence à l’armée. Tous les membres de l’OTAN qui sont les plus fidèles alliés des États-Unis, y compris ceux qui, comme le Canada, se sont battus aux côtés des forces américaines en Afghanistan, avaient, à l’intérieur de leurs frontières, un système de santé «socialiste». En outre, lorsque les Américains s’enrôlent dans l’armée, ils sont admissibles à un régime d’assurance-maladie public, géré par le gouvernement, qui fournit l’accès aux soins dans les hôpitaux pour anciens combattants. Lorsque Louie Gohmert, membre du Congrès et républicain du Texas, a qualifié les soins de santé au Canada de «merde bureaucratique et socialiste» 5, sous-entendait-il aussi que les soldats américains reçoivent des soins bureaucratiques et merdiques?
Quatrièmement, les Américains, si friands de liberté, qui tiennent à faire leurs propres choix en matière de soins médicaux et d’économie, devraient être outrés de voir à quel point le statu quo limite leur choix et restreint leur liberté. Comme l’assurance privée est généralement fournie par un employeur, changer d’emploi signifie souvent perdre sa couverture médicale et avoir à se qualifier de nouveau (si c’est possible) sous un nouveau régime, une décision fort risquée. L’assurance privée est devenue la laisse contraignante qui retient les Américains et leurs familles dans des emplois moins bien rémunérés ou moins satisfaisants que ceux qui pourraient s’offrir à eux. En revanche, les Canadiens peuvent changer d’emploi tout en continuant à bénéficier de notre système universel public portable.
Cinquièmement, et c’est peut-être là le plus important, les États-Unis ont atteint un point de bascule économique où l’option «publique» est inévitable, ne serait-ce que parce que les coûts du système actuel ne sont pas viables pour les ménages (lire: les électeurs). La première incursion importante du Canada dans l’assurance publique a eu lieu dans les années 1940 en Saskatchewan, lorsque la colère de la population a dégénéré en violence parce que les factures de soins de santé avaient acculé à la faillite des familles, dont bon nombre étaient de classe moyenne. Cette même tragédie se reproduit aux États-Unis, où plus de la moitié des faillites personnelles sont liées aux soins médicaux 6. Ce nombre ne pourra qu’augmenter avec la hausse des coûts de santé, le vieillissement de la population et le recul du dollar américain comme monnaie de réserve. Même si le Congrès et le président Obama ne parviennent pas à obtenir une option d’assurance publique cette année, à long terme, le perdant sera tout parti politique dont le nom sera associé à ces faillites personnelles attribuables aux soins médicaux.
Si les Américains ont le courage d’accepter le changement, ils pourraient bénéficier de soins de santé sans pareil. Le Canada offre de nombreux enseignements positifs — et quelques négatifs — à l’intention des réformateurs. Malheureusement, dans le cirque de partisanerie actuel qui se joue sur le Capitole, l’analyse est rare et les sophismes à la Louie Gohmert sont nombreux. Les États-Unis doivent s’élever audessus de la mêlée s’ils veulent un jour pouvoir fournir les meilleurs soins possibles à tous leurs citoyens.
Footnotes
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Intérêts concurrents: Voir www.cmaj.ca/misc/edboard.shtml
Traduit par le Service de traduction de l’AMC.