La décision1 de la Cour suprême du Canada, qui casse l'interdiction, au Québec, du recours à l'assurance privée pour couvrir des services médicalement nécessaires disponibles dans le système public, constitue pour certains une affirmation longtemps attendue du droit d'accès aux soins de santé en temps opportun, et pour d'autres, un coup dur qui menace la survie de l'assurance-maladie. La Cour suprême a en fait donné une note d'échec à notre système de santé. Malgré la «solution pour toute une génération» promise dans l'Accord de 41 milliards de dollars sur les soins de santé, malgré les objectifs de l'Alliance sur les temps d'attente et malgré que la Commission Romanow ait réaffirmé que les soins de santé administrés par le secteur public constituent une valeur nationale certaine, le système n'a pas livré la marchandise. Le droit à la vie et à la sécurité de la personne prévu dans la Charte a été compromis. Les Canadiens attendent depuis assez longtemps une chirurgie de la cataracte, des interventions diagnostiques, des arthroplasties de la hanche et du genou — et une chirurgie radicale de l'assurance-maladie. C'est ce qu'affirme notre Cour suprême, par une mince majorité.
Et ensuite? Le gouvernement déjà cyanosé pourrait retenir son souffle en attendant que d'autres contestations de la Charte — et il y en aura inévitablement — débouchent sur un jugement contradictoire. Cette décision pourrait pousser les provinces à trouver des «solutions novatrices» aux longues listes d'attente et aux autres problèmes du système. (Elles n'étaient pas suffisamment motivées auparavant?) Nous pourrions découvrir que le ciel ne nous tombera pas sur la tête et que la légitimation constitutionnelle de ce qui est déjà légal dans quatre provinces (Saskatchewan, Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse et Terre-Neuve-et-Labrador) n'empiétera que légèrement sur la prestation par le secteur public. (À condition que d'autres moyens de dissuasion contre la croissance excessive du secteur privé ne soient pas rendus illégaux eux aussi.) Il se peut que l'on constate, comme le signalent Colleen Flood et Terrence Sullivan (voir page 142)2, que les listes d'attente sont plus longues et non plus courtes dans un système mixte. Il se peut très bien que la plupart des Canadiens, sceptiques face à la motivation du profit, s'en tiennent au mal qu'ils connaissent : un système public imparfait qui, dans la plupart des cas, livre la marchandise dans le cas des soins urgents et intensifs.
Comment en sommes-nous arrivés à cette croisée inattendue? Certains commentateurs soulignent la résistance à la réforme de la profession médicale, d'autres mettent en cause l'absence de leadership politique, et notamment l'application inégale de la Loi canadienne sur la santé (p. ex., le fait que le Québec ne tient pas compte de la transférabilité, ce qui n'est pas sans importance dans cette affaire). D'autres ont signalé le changement socioéconomique qui a donné une voix plus forte aux nantis qui s'identifient de moins en moins aux pauvres. Ou peut-être que nous en sommes arrivés là sur les talons d'un individualisme prépondérant et exacerbé par les droits prévus à la Charte, où chancelle notre engagement de longue date envers la santé comme bien commun. La lettre de la Charte a cassé l'esprit d'équité, de raison et de bien public qui avait inspiré la Loi canadienne sur la santé.
Or, la Loi canadienne sur la santé ne garantit pas directement notre droit aux soins de santé. Elle exprime, maintient et facilite plutôt l'engagement de la société envers un accès égal et raisonnable aux services fournis par le secteur public, sans égard à l'assurabilité ou à la capacité de payer. Le droit aux soins de santé n'est enchâssé directement nulle part. Il n'existe pas de déclaration des droits des patients, de charte des soins de santé ou de garantie écrite prévoyant que l'État doit nous remettre sur pied lorsque nous sommes malades. Ce droit abstrait d'importance mythique dans notre psyché nationale est toutefois protégé par les conditions auxquelles le fédéral accorde de l'argent aux provinces pour la prestation des services de santé : transférabilité, accessibilité (qui doit sous-entendre accès en temps opportun), administration par le secteur public, universalité et intégralité. Les interdictions des provinces contre la facturation directe et la surfacturation, l'assurance privée des services publics (jusqu'à maintenant) et des hôpitaux à but lucratif protègent ce droit. Des contraintes complexes et pragmatiques variant selon les provinces ont limité l'expansion du système privé, protégeant quasi miraculeusement l'idéal brillant de l'égalité d'accès aux soins de santé. Cet équilibre délicat a été ébranlé par la décision de la Cour suprême qui donne plus de poids aux nantis souhaitant un accès rapide aux soins.
Ce qui est certain, c'est que sans orientation pratique du judiciaire, ou même possibilité d'en obtenir, au sujet de ce qui constitue un retard «déraisonnable» de traitement, on a maintenant ouvert la porte à des poursuites en justice inutiles et qui absorbent beaucoup de temps, ainsi qu'à d'autres contestations judiciaires des limites de la privatisation. Nous affirmons respectueusement qu'il serait préférable de concentrer le temps et les efforts qu'engloutiraient ces interventions à la mise en œuvre de solutions — comme les listes d'attente centralisées — qui non seulement produiront des résultats, mais donneront des résultats égaux pour tous. — JAMC