Dépistage du risque de prééclampsie et prophylaxie par l’acide acétylsalicylique ====================================================================================== * Venu Jain * Emmanuel Bujold [Voir la version anglaise de l’article ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.230620](http://www.cmaj.ca/lookup/volpage/195/E1557); [voir l’éditorial connexe ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.231568-f](http://www.cmaj.ca/lookup/volpage/196/E172) Points clés * Le dépistage multifactoriel de la prééclampsie en début de grossesse permet de repérer la plupart des patientes à risque, particulièrement les cas de prééclampsie grave d’apparition précoce. * La prophylaxie par l’acide acétylsalicylique (AAS) peut prévenir de 80 %–94 % des cas de prééclampsie grave d’apparition précoce. * Au Canada, la plupart des femmes enceintes n’ont pas accès au dépistage de la prééclampsie, et une forte majorité d’entre elles ne se font pas offrir de prophylaxie par l’AAS lorsqu’elle est indiquée. * Il faudrait envisager le dépistage multifactoriel de la prééclampsie en début de grossesse, de même que le début rapide de la prise d’AAS chez les personnes enceintes jugées à risque. La prééclampsie s’observe dans 2 %–8 % des grossesses, et la prééclampsie avant terme, dans 0,5 %–2 % des grossesses1. Il s’agit d’une des principales causes de morbidité et de mortalité maternelles et périnatales, particulièrement si l’affection se produit avant 32 semaines de grossesse1. La prise d’acide acétylsalicylique (AAS) est un moyen hautement efficace de prévenir la prééclampsie avant terme, mais elle est nettement sous-utilisée chez les personnes à risque au Canada. Malgré l’accumulation de données probantes démontrant que le dépistage multifactoriel aide à prévoir le risque de prééclampsie précoce et l’existence de données de niveau 1 appuyant l’efficacité de l’AAS, les protocoles utilisés dans la plupart des systèmes de santé au Canada sont incohérents et inadéquats. Nous discutons ici de la réduction du fardeau de la prééclampsie avant terme au Canada par l’adoption généralisée d’un protocole approprié de dépistage du risque. L’administration d’AAS pour prévenir la prééclampsie a été décrite pour la première fois en 19782, et la pertinence de l’intervention a été confirmée dans un essai randomisé en 19853. En 2017, une réduction de 62 % de la prééclampsie avant terme (80 % dans le cas de la prééclampsie apparue avant 32 semaines), associée à un taux d’observance de 80 %, a été constatée dans l’essai clinique Combined Multimarker Screening and Randomized Patient Treatment with Aspirin for Evidence-Based Preeclampsia Prevention (ASPRE)4. Les résultats d’une méta-analyse ont par la suite confirmé la réduction importante du nombre de cas de prééclampsie avant terme par l’administration de doses de 100–162 mg/j d’AAS, si le traitement était entrepris avant 16 semaines de grossesse5. L’efficacité de l’AAS pour la prévention de la prééclampsie avant terme est bien établie, mais ses effets sur la prééclampsie à terme sembleraient moins prononcés4,5. La possibilité de prévenir la prééclampsie par prophylaxie a aussi été étudiée pour toutes les femmes enceintes6, et ce à un coût associé réduit7, mais c’est chez celles ayant un risque élevé de prééclampsie que s’est confirmée l’efficacité de l’intervention, données probantes à l’appui. Malgré les données étayant le recours à la prophylaxie par l’AAS, il semblerait que l’intervention ne soit utilisée que chez une minorité de femmes enceintes présentant un risque de prééclampsie8. Par exemple, dans une étude populationnelle menée en Ontario, seulement 39 % des personnes enceintes atteintes de diabète, d’obésité et d’hypertension avaient pris de l’AAS8. Chez celles présentant seulement 1 des 3 facteurs de risque — diabète, obésité ou hypertension — le taux de prise d’AAS était de 17 %, de 7 % et de 28 %, respectivement8. Parmi les raisons pouvant expliquer ces faibles taux de prophylaxie, mentionnons le manque de sensibilisation au problème de la plupart des praticiens, l’accès insuffisant au dépistage multifactoriel et, dans une moindre mesure, les risques perçus associés à la prise de médicaments durant la grossesse. Actuellement, au Canada, la pratique courante est de repérer les personnes présentant un risque accru de prééclampsie autour de la 12e semaine de grossesse, d’après des facteurs de risque cliniques comme les antécédents de prééclampsie, le diabète, l’obésité ou l’hypertension chronique. On conseille aux personnes à risque de prendre de l’AAS (80–162 mg/j) de la 12e à la 36e semaine de grossesse14. L’échographie Doppler des artères utérines et les marqueurs biochimiques peuvent aussi servir au dépistage, mais leur efficacité est sous-optimale lorsqu’ils sont utilisés seuls. Quant à la classification des risques en fonction des seuls facteurs individuels, le taux de faux positifs est élevé. La plupart des personnes obtenant un résultat positif n’étant pas réellement à risque, elles prennent alors inutilement de l’AAS9. Par ailleurs, le dépistage fondé sur des facteurs individuels a une faible sensibilité à l’égard du risque de prééclampsie précoce, ce qui veut dire que la plupart des patientes présentant un risque élevé ne prennent pas d’AAS. Compte tenu de l’efficacité, du faible risque et du faible coût de la prophylaxie par l’AAS durant la grossesse, le plus grand risque est de ne pas repérer les personnes chez qui l’AAS serait indiqué parce que la sensibilité des méthodes de dépistage était trop faible. Un algorithme de dépistage multifactoriel récemment mis au point, qui repose sur l’association de tous les paramètres cliniques, l’échographie Doppler des artères utérines et les facteurs biochimiques disponibles, a une sensibilité prévisionnelle de près de 100 % (intervalle de confiance à 95 % 80 %–100 %) à l’égard de la prééclampsie précoce (< 32 semaines), pour un taux de dépistage positif relativement faible de 10 %, ce qui semble rentable10. En effet, lorsque les personnes ayant obtenu un résultat positif au dépistage multifactoriel prennent de l’AAS, les économies découlant de la réduction des besoins de soins intensifs néonataux pour les bébés dépassaient de beaucoup le coût du dépistage de la prééclampsie11. Cette approche multifactorielle, qui a aussi été validée dans une cohorte au Québec (Canada), pourrait aider à repérer les fœtus présentant un risque de retard de croissance intra-utérin et de mort, ainsi que de naissance prématurée12. Dans une analyse coût-efficacité menée en Alberta (Canada), on avait estimé que les économies potentielles de l’adoption d’un algorithme de dépistage multifactoriel approchaient les 140 millions de dollars sur 10 ans13. De plus, le fardeau à long terme associé à la prééclampsie — maladie cardiovasculaire chez la mère, retard de développement chez l’enfant — devra aussi faire l’objet d’études et de réflexion. L’évaluation multifactorielle du risque de prééclampsie suivie de la prise d’AAS par les personnes à risque a été adoptée en 2022 par la Société des obstétriciens et gynécologues du Canada14. Idéalement, tous les centres offrant des soins de suivi de la grossesse pourraient considérer comme essentiel le recours, entre la 11e et la 13e semaine, à un outil de dépistage multifactoriel qui incorpore les facteurs de risque cliniques, la pression artérielle maternelle, l’échographie Doppler des artères utérines et les paramètres biochimiques du fonctionnement placentaire (facteur de croissance placentaire et protéine plasmatique placentaire A)15. Notons toutefois que ce type d’approche coordonnée nécessite une formation technique en échographie Doppler des artères utérines et l’utilisation de mesures normalisées en laboratoire du facteur de croissance placentaire. De plus, le dépistage doit se faire en temps opportun de manière à ce que le médecin soit averti au moment propice de la pertinence de la prophylaxie par l’AAS15. Actuellement, il est recommandé dans les lignes directrices que les personnes obtenant un résultat positif au dépistage prennent une dose thérapeutique de 150 mg/j et que le traitement commence avant la 16e semaine de grossesse16. Comme les préparations disponibles au Canada sont de 80 ou 81 mg, la dose serait alors de 160–162 mg/j. Il n’existe pour ainsi dire aucune évaluation multifactorielle du risque de prééclampsie centralisée, coordonnée et normalisée au Canada, mais l’Alberta, l’Ontario et le Québec y travaillent. Tant que des programmes de dépistage conçus à l’intention des femmes enceintes ne seront pas facilement accessibles, le processus de repérage des personnes présentant un risque élevé de prééclampsie sera forcément fragmenté. Les soins en début de grossesse sont en grande partie prodigués par des médecins de famille, dont certains pourraient ne pas bien connaître les protocoles de dépistage de la prééclampsie ni avoir le matériel nécessaire pour les appliquer. Par conséquent, pour aider les fournisseurs de soins prénataux en début de grossesse, la Fetal Medicine Foundation propose gratuitement un outil de dépistage multifactoriel de la prééclampsie en ligne, qui peut être adapté aux ressources locales ([https://fetalmedicine.org/research/assess/preeclampsia](https://fetalmedicine.org/research/assess/preeclampsia)). Il n’est pas nécessaire d’inclure tous les facteurs (paramètres cliniques, échographie Doppler des artères utérines et facteurs biochimiques) pour générer une estimation du risque, ce qui est particulièrement important compte tenu des différences régionales de disponibilité des ressources. Cet outil en ligne convivial facilite aussi la prise de décision par consensus relativement à l’amorce de la prise d’AAS chez les personnes à risque. Compte tenu de l’efficacité d’une approche de dépistage multifactoriel liée à la prophylaxie par l’AAS — prévention de 80 %–94 % des cas de prééclampsie grave d’apparition précoce4,5 — le Canada a le potentiel de réduire le fardeau associé à la prééclampsie avant terme. En attendant la mise en place de ce type de programmes, tous les fournisseurs de soins prénataux précoces devraient procéder à une évaluation du risque de prééclampsie chez toutes les personnes enceintes, entre la 11e et la 13e semaine de grossesse, au moyen des outils à leur disposition et prescrire de l’AAS aux personnes à risque. Sans cet effort concerté, certaines femmes enceintes et les fœtus pourraient être privés d’une protection contre la prééclampsie, la prématurité et la morbidité associée. ## Footnotes * **Intérêts concurrents:** Venu Jain déclare avoir reçu des montants ou des honoraires de Ferring et Bayer. Le Dr Jain est membre du Conseil d’administration de la Société des obstétriciens et gynécologues du Canada (SOGC) et membre du Comité de surveillance et de gestion des lignes directrices de la SOGC. Emmanuel Bujold indique avoir reçu une subvention des Instituts de recherche en santé du Canada pour étudier la prédictibilité des cas de prééclampsie et un soutien sans restrictions à la recherche (trousses et réactifs de laboratoire gratuits) de Thermo Fisher Scientific B.R.A.H.M.S. Aucun autre intérêt concurrent n’a été déclaré. * Cet article a été révisé par des pairs. * **Collaborateurs:** Venu Jain et Emmanuel Bujold ont contribué de manière importante à la rédaction du manuscrit et à toutes les révisions, et ont donné leur approbation finale à la version à publier. Les deux auteurs endossent l’entière responsabilité de tous les aspects du travail. This is an Open Access article distributed in accordance with the terms of the Creative Commons Attribution (CC BY-NC-ND 4.0) licence, which permits use, distribution and reproduction in any medium, provided that the original publication is properly cited, the use is noncommercial (i.e., research or educational use), and no modifications or adaptations are made. See: [https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/](https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/) ## Références 1. Duley L. The global impact of pre-eclampsia and eclampsia. Semin Perinatol 2009;33:130–7. [CrossRef](http://www.cmaj.ca/lookup/external-ref?access_num=10.1053/j.semperi.2009.02.010&link_type=DOI) [PubMed](http://www.cmaj.ca/lookup/external-ref?access_num=19464502&link_type=MED&atom=%2Fcmaj%2F196%2F5%2FE174.atom) [Web of Science](http://www.cmaj.ca/lookup/external-ref?access_num=000266640600002&link_type=ISI) 2. Goodlin RC, Haesslein HO, Fleming J. Aspirin for the treatment of recurrent toxaemia. 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