Après avoir publié récemment les résultats d'une étude sur les taux d'admission en psychiatrie chez les femmes à faible revenu après un avortement et après un accouchement1, le JAMC a reçu une avalanche de lettres d'un ton rarement vu (page 101)2. On nous reproche de publier les résultats d'une recherche qui a des lacunes et on nous dit que nous devrions avoir honte de publier les «opinions» de chercheurs dont la partialité est évidente. On nous accuse de rendre un mauvais service aux femmes, à la médecine et au Journal, de ne pas procéder à un examen critique approprié par les pairs, de ne pas examiner suffisamment les titres des auteurs.
Le débat sur l'avortement est si volatil qu'il est pratiquement impossible pour l'un ou l'autre des deux côtés d'écouter avec respect. Ce débat public est à la fois religieux, idéologique et politique : le détachement est rare dans un tel contexte. Nous semblons toutefois croire en médecine que la science nous offre un moyen d'analyse plus impartial. Considérer l'avortement comme une question de santé, en fait comme un «acte» médical, c'est le retirer de la sphère métaphysique et morale pour le placer sur un plan pragmatique où il est question de sécurité, d'équité et d'accès, de résultats et de ratio risque:bénéfice, et où le discours éthique qui prévaut, lorsqu'on l'évoque, recourt à des expressions profanes comme autonomie et choix du patient.
C'est pourquoi ce qui offense peut-être le plus certains de nos correspondants, c'est la cooptation apparente du point de vue médical par des personnes qu'ils jugent non qualifiées — ou disqualifiées. L'attaque menée dans notre chronique des lecteurs constitue en grande partie une opposition ad hominem à la partialité idéologique des auteurs et à leurs titres. Deux questions se posent en l'occurrence : tout d'abord, la partialité idéologique entache-t-elle nécessairement la recherche? Deuxièmement, ceux qui publient des résultats de recherche sont-ils responsables des utilisations qu'on en fait?
À la première question, il faut répondre que l'opinion personnelle peut bien entendu brouiller l'analyse. Compte tenu des passions que soulève l'avortement, nous avons soumis cette communication à une révision et à un examen particulièrement attentifs. Nous avons aussi reconnu que la recherche est difficile dans ce domaine. Les études randomisées sont exclues et c'est pourquoi il faut compter sur des données d'observation dont les variables confusionnelles sont très difficiles à contrôler. L'hypothèse selon laquelle l'avortement (ou l'accouchement) pourrait avoir des répercussions psychologiques n'est toutefois pas déraisonnable et renoncer à poser une question parce qu'on pourrait obtenir une réponse indésirable, c'est loin d'être scientifique. Si nous devions empêcher ces chercheurs de présenter leurs données, nous ne pourrions jamais entendre non plus les auteurs favorables au choix.
On pourrait interpréter l'expression que Deborah Stone3 utilise dans sa communication classique sur les politiques publiques — «Il n'y a aucune statistique innocente» — en affirmant que toute analyse statistique est coupable d'être au service d'un programme politique ou d'un autre. Une interprétation plus mitigée consiste à dire que l'analyse quantitative dépend toujours d'influences contextuelles. Les préjugés et les attentes, les connaissances préalables et les habitudes méthodologiques sont tous des facteurs qui jouent sur le type d'hypothèses mises à l'essai et sur la méthode retenue pour le faire. En fin de compte, nos mesures sont délimitées par ce qui est mesurable et ce que nous décidons de mesurer. Les critiques féministes ont souvent signalé que la recherche générale sur la santé ne «tient pas compte des femmes», qu'il s'agisse d'études contrôlées randomisées ou d'analyses économiques portant sur les réformes de la santé4. Lorsque des chercheurs essaient d'accumuler des preuves quantitatives dans le domaine de la santé des femmes, les enjeux idéologiques sont élevés : les données probantes ont assez de retard sur la politique. C'est pourquoi les valeurs que constituent les soins autoadministrés et la responsabilisation des patients, illustrées par l'autoexamen des seins, ont provoqué une levée de boucliers semblable contre des résultats indésirés5,6,7. Or, s'il est vrai que des recherches plus explicites sur des questions de santé des femmes indiqueront la voie de meilleurs soins, de meilleurs résultats et d'une plus grande équité de l'accès, nous ne pouvons rejeter des données chaque fois que nous n'aimons pas ce qu'elles veulent dire. Nous ne pouvons non plus sauter d'une seule étude d'observation aux politiques publiques. Il faut permettre l'accumulation progressive et honnête d'autres données probantes afin de confirmer ou d'infirmer ce que nous croyons savoir.
Ce qui nous amène à la deuxième question : faudrait-il refuser de publier une étude parce que les partisans de l'un ou de l'autre côté d'un débat de faction pourraient en appliquer les résultats? Les résultats de l'étude de Reardon et de ses collègues sont neutres : on pourrait les «utiliser» pour appuyer l'argument selon lequel l'avortement est indésirable, ou pour appuyer des arguments en faveur de l'amélioration des services de conseil et d'appui après un avortement. Nous ne pouvons contester de telles interprétations sans imposer injustement nos propres valeurs sur la recherche que nous décidons de publier. — JAMC