On estime à environ 600 millions de dollars US ce qu'il en coûte pour lancer un nouveau médicament sur le marché1. Personne ne doute sérieusement que la volonté de la société pharmaceutique de réaliser un bénéfice entre en conflit avec ses raisons humaines plus nobles. La question porte plutôt sur la mesure dans laquelle l'intérêt financier se manifeste.
Pour l'industrie pharmaceutique, il est logique sur le plan commercial de viser les problèmes courants plutôt que ceux qui sont plus rares dans la recherche sur les composés thérapeutiques. Il est logique de cibler des facteurs de risque accessibles sur le plan pharmaceutique – comme le cholestérol, par exemple – et de promettre de réduire le risque pour une population importante plutôt que de réduire la morbidité et la mortalité pour quelques-uns seulement. Et aussi d'accaparer une part de marché en produisant des variantes légèrement meilleures de traitements existant déjà.
Il est aussi logique de ne pas entraver le succès d'un nouveau produit par des données décourageantes. Tout indique de plus en plus que les entreprises conçoivent les études cliniques pour obtenir des résultats favorables à leur produit et moins favorables à ceux de la concurrence2. Il est aussi sensé d'exploiter un préjugé en faveur du recrutement de sujets en bonne santé (et plus jeunes) qui risquent moins d'être victimes d'événements indésirables3. Une fois le médicament commercialisé, il est dans l'intérêt du fabricant de procéder à des études dites de phase IV – non pas pour évaluer les effets sérieux sur la santé, mais pour augmenter la part de marché en élargissant les plages d'âges cibles, en augmentant les utilisations non mentionnées sur l'étiquette ou en faisant simplement mieux connaÎtre le produit aux médecins et aux patients4.
Et il y a ensuite ce caméléon qu'on appelle le marketing. Plus la publicité destinée directement aux consommateurs devient audacieuse, plus les messages aux cliniciens deviennent subtils. Nous avons appris à nous méfier du repas gratuit et du petit cadeau. Que dire toutefois de l'information payée par l'industrie que nous acceptons? Rares sont les cliniciens qui ont le temps ou les connaissances nécessaires pour évaluer d'un œil critique les publications originales, et l'industrie pharmaceutique veut bien nous aider à franchir l'écart qui se creuse entre les données probantes et la pratique. Comment détecter l'influence que la commandite de l'industrie exerce sur les guides de pratique, sur les conférences de concertation, sur les critiques narratives et systématiques et sur le perfectionnement professionnel continu? Une étude récente révèle que plus de 59 % des experts qui rédigent des guides de pratique ont déclaré avoir des liens financiers (honoraires, contrats de consultation, actions, etc.) avec les fabricants des produits qu'ils recommandaient5. Même si les experts interviewés qui ont admis que l'argent avait eu de l'influence sur leurs recommandations sont peu nombreux (7 %), 19 % pensaient que leurs collègues subissaient cette influence.
Dans un autre exemple, six des neuf experts choisis par l'American Heart Association (AHA) pour rédiger des guides sur la prise en charge de l'accident cérébral vasculaire aigu – où l'on recommande l'altéplase comme traitement initial de choix – ont reçu de l'argent de Genentech, le fabricant du médicament6. En 10 ans, Genenetch a fait «don» de plus de 11 millions de dollars US à l'AHA. On pourrait considérer que ces dons constituent un achat – entendons un achat d'influence.
Nous ne sommes pas assez naïfs pour imaginer qu'il soit possible de faire disparaÎtre totalement les conflits d'intérêts de nature financière. Ils doivent toutefois être divulgués : par les médecins qui reçoivent de l'argent afin d'inscrire des patients à des études de phase IV; par les participants à des conférences de concertation; par les rédacteurs de guides de pratiques et d'études critiques. Prescripteurs, attention : les services du marketing sont des experts du camouflage, et le déguisement qu'ils revêtent est parfois celui de la science. — JAMC